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et surtout étonnée, c’est parce que déjà l’éloignement de nous où se trouve ce théâtre commence à en faire pour ce public quelque chose d’un peu étranger, où il lui faut de la réflexion pour retrouver les qualités toutes françaises qui cependant en forment le fond ; et nous avons vu qu’au théâtre notre public n’aime pas à réfléchir. Pour les Allemands au contraire, les qualités de leur théâtre classique leur apparaîtront d’autant mieux qu’elles auront été mises plus en lumière par des siècles de gloses, et nul doute que dans quelques centaines d’années Gœthe, et Schiller, et Kleist, et Grillparzer, ne soient encore plus goûtés par eux que maintenant. Et dans les grandes villes comme dans les plus petites, on peut jouer ces classiques, et les jouer sans grand apparat et à peu près n’importe comment, il y aura toujours un public pour s’y plaire.

Mais ce n’est pas seulement leurs classiques que les Allemands veulent voir représenter pour les mieux connaître, c’est aussi les classiques et les grands auteurs des autres nations. En parcourant les programmes d’une seule saison théâtrale à Berlin, par exemple, on peut y voir les noms des tragiques grecs, dont l’Allemagne, favorisée en cela par le génie de sa langue, possède de très belles traductions, et même des noms de plus loin, des fantaisies dramatiques de poètes hindous. Parmi les modernes, presque tous les grands noms sont là : Shakspeare, Lope de Vega, Calderon, Molière, Byron, etc. Plus près de nous : Ibsen, Bjœrnson, Tourguenief, Tolstoï, Ostrowsky, Echegaray, Dumas, Augier, et d’autres encore. Évidemment ces poètes et ces écrivains ne pénètrent pas auprès de tout le public, mais il se trouve toujours un public suffisamment nombreux pour assurer d’une façon vraiment fréquente la représentation de leurs œuvres.

Pour juger avec une équité parfaite la valeur d’un poète, d’un musicien, il faut le connaître tout entier, le connaître jusque dans ses œuvres les moins attachantes et les moins bonnes. De là l’organisation si fréquente, en Allemagne, de cycles de représentations où se jouent toutes les œuvres d’un écrivain, d’un musicien. Beaucoup de Français connaissent les « cycles » de Wagner, à Munich, à Dresde, à Berlin. Les admirateurs de Berlioz, qui ont voulu connaître tout Berlioz, ont dû se rendre, en novembre dernier, à Carlsruhe. Un peu plus tard il y avait un « cycle » de Mozart à l’Opéra de Berlin, en même temps qu’un « cycle » de Gœthe au Deutsches Theater. Dans les « cycles » de Shakspeare, on joue aussi à peu près tout, non seulement Macbeth, Othello, Hamlet, — c’est-à-dire les pièces que nous pouvons entendre ici quelquefois, — mais aussi les comédies fantaisistes que nous connaissons moins, et les drames historiques, que nous ne connaissons pas du tout. Malgré l’enthousiasme shakspearien qui est de règle en Allemagne, j’ai entendu un jour un privat-docent m’avouer que,