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entre ces natures antagonistes : leur éloignement et la sévérité réciproque de leurs appréciations iraient croissant. Pour nous faire connaître les hommes d’action, mieux vaut un penseur médiocre, qui ait emprunté une commune mesure à la pratique des intérêts humains. J’ai presque honte de ce que je vais dire, comme d’un blasphème : mais une vérité moyenne sur Napoléon, nous l’obtiendrons plus sûrement du petit Thiers que du grand Taine. Elle reste assez belle, la part de ces génies excessifs qui vont donner du front contre l’absolu ; comme aux enfans de l’Écriture, le royaume céleste leur appartient : qu’ils s’appellent Spinoza, Pascal ou Taine, nous leur réserverons toujours notre meilleure tendresse intellectuelle, et notre pieuse admiration quand leur vie est aussi pure que leur pensée. Mais pour nous renseigner sur les hommes et sur le train du monde, nous accorderons plus de créance, en dépit de quelques mensonges intéressés, aux praticiens de bon sens, un Retz, un Voltaire, un Thiers. Vis-à-vis de Napoléon, la règle inflexible des premiers ne saurait admettre l’illogisme du seul jugement qu’on puisse porter, avec quelques chances d’y rallier la majorité des bourgeois français : « Napoléon ! dites-lui que je l’admire de toutes mes forces, à la condition qu’il ne recommence pas ! »

Voici pourtant que ce même bourgeois français se retourne vers le magicien, avec un enchantement qui ressemble parfois à un regret inconscient, à l’attente inavouée d’une réincarnation. Il proteste que son culte s’adresse uniquement au héros embaumé dans la légende ; mais le chemin est bien court qui mène d’une admiration au désir d’en voir renaître l’objet. On le fait souvent sans y prendre garde. C’est ici que Taine retrouve ses avantages ; comme je l’indiquais plus haut, l’engouement actuel corrobore certaines de ses conclusions, tout en lui dormant tort sur la ressemblance du portrait.

Quel est le grand reproche fait à l’Empereur par notre historien ? Le système napoléonien, disait-il, a été créé de toutes pièces pour mettre la nation dans les mains d’un homme, au service exclusif de cet homme : en broyant tous les organismes spontanés et indépendans, en établissant une centralisation dont il était la clef de voûte, Bonaparte ramenait tout à sa personne, il se rendait indispensable à la société que son moule fabriquait pour lui. La « machine de l’an VIII » appelle logiquement le moteur central faute duquel elle n’a plus de sens. Et aussi longtemps qu’elle continue de travailler, ses produits doivent tendre à leur destination originelle. C’est bien là, je crois, la thèse fondamentale de Taine ; et s’il y a quelque myopie dans sa vue quand il dissèque l’être