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avec les réserves de rigueur, une franche admiration pour l’écrivain. L’athlète que notre débile ami portait dans le cerveau n’a peut-être jamais donné un si vigoureux effort. Aborder au déclin de l’âge les sujets difficiles qui occupent la vie des canonistes et s’en rendre maître du premier coup ; démonter pièce à pièce les parties visibles de la délicate horloge qui sonne les heures de l’éternité ; résumer, analyser, épuiser en quelques pages toutes les considérations essentielles sur le fonctionnement civil de l’idée religieuse et sur le gouvernement des âmes ; accomplir cette gageure avec une science du détail si exacte que personne n’y peut relever une erreur de fait ou de doctrine, avec un tact si respectueux que le penseur indépendant n’a pas un mot blessant pour la foi, ce sont là des mérites rares. Taine était le seul qui pût les réunir en dehors de l’orthodoxie. Certes, ici plus qu’ailleurs, la méthode inflexible du philosophe limitait sa vision. Parler de la religion, qui a toutes ses racines dans l’inconnaissable, avec le parti pris de s’en tenir au connu scientifique, l’entreprise est singulière quand elle ne doit pas dégénérer en négation brutale : autant faire une exploration astronomique du ciel sans le secours du télescope. Taine a marqué d’un trait sûr le domaine, la fonction, les conflits des cultes dans leurs rapports avec l’Etat ; il a indiqué le rôle de la religion dans la société. Il ne pouvait prétendre davantage, et nous n’avons pas le droit de demander plus à la bonne foi du savant. Je ne ferai à ce savant qu’une objection, sur le terrain où il entend rester.

On se rappelle les pages célèbres sur les deux « tableaux » : celui que peint la Science, celui que peint la Religion. Taine constate expressément qu’ils sont tous deux nécessaires, bienfaisans pour l’humanité ; puis il décrète avec tristesse la contradiction intime, l’irréductibilité éternelle des deux peintures. Les uns s’en tirent par l’interposition de « la cloison étanche » ; d’autres, ajoute-t-il, « politiques habiles ou peu clairvoyans, essaient de les accorder, soit en assignant à chacune son domaine et en lui interdisant l’accès de l’autre, soit enjoignant les deux domaines par des simulacres de ponts, par des apparences d’escaliers, par ces communications illusoires que la fantasmagorie de la parole humaine peut toujours établir entre les choses incompatibles, et qui procurent à l’homme, sinon la possession d’une vérité, du moins la jouissance d’un mot. » — Voilà un jugement bien sommaire pour tant de grands esprits, des plus qualifiés dans les sciences, qui ont cru ce rapprochement possible et l’ont essayé. En admettant même que leurs tentatives aient échoué jusqu’à ce jour, de quel droit un savant, et le plus persuadé de