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avec le sens pratique et la mesure qui caractérisent toutes ses œuvres, dans cet âge magnifique de son intelligence. Dix ans plus tard, quand le délire de la toute-puissance précipita cette imagination dans le chimérique, Napoléon eût peut-être pris modèle sur Henri VIII : il se fût fait pape, chef de religion nationale, c’est au moins vraisemblable, si la chose eût été à recommencer.

Après le rétablissement de l’accord avec l’Eglise, la main impériale s’abat lourdement sur les prêtres qui font acte d’indépendance. A lire les exemples d’injustice et de brutalité accumulés par Taine, il semblerait que Napoléon ait dû être classé parmi les pires persécuteurs de la religion. L’Eglise n’en a pas jugé ainsi. C’est une des grandeurs et des forces de l’Église qu’elle fait peu de cas des souffrances endurées par ses membres, pourvu que l’on respecte son principe. Napoléon frappe les hommes, il s’incline devant le principe, il ne s’avise pas de discuter le dogme. L’Eglise lui sera moins sévère qu’à d’autres gouvernemens, beaucoup plus doux et plus ménagers des personnes, mais ouvertement hostiles au principe. Le politique très désireux de taquiner l’Église, tout en gardant des rapports tolérables avec elle, doit choisir entre deux satisfactions : ou contrecarrer le dogme et respecter les prêtres, ou jeter les prêtres au cachot et respecter le dogme. Conseillons-lui le second parti : il contente mieux les colériques et coûte beaucoup moins cher aux gouvernemens.

Dans son étude sur les évolutions ultérieures des organismes créés par Napoléon, Taine discerne avec sagacité pourquoi le clergé déjoua les prévisions du fondateur et comment il échappa à la subordination qu’on lui avait imposée dans le cadre commun des services d’État. Le tuteur disparu, cette branche nourrie de sa sève propre se développa, aux dépens des autres qui s’étiolaient. L’écrivain a une page très fine sur le personnage de l’évêque en province, sur les causes qui font de l’évêché une principauté stable et autonome, entre les tentes légères des fonctionnaires. Mais où la force coutumière de l’historien m’apparaît le mieux, c’est dans les considérations sur le « christianisme romain », et quand il développe la remarque de Sumner Maine : « En passant de l’Orienta l’Occident, la spéculation théologique avait passé d’un climat de métaphysique grecque dans un climat de loi romaine. »

Cette vue suggère des idées qu’on pourrait pousser très loin, dans l’Église et en dehors d’elle. L’entente et les démêlés du catholicisme avec Napoléon étaient en quelque sorte commandés d’avance par la complexion romaine qu’avaient en commun ces