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eurent leur revanche. Ils profitèrent de la lassitude universelle pour créer les Sociétés de la paix, et si ces Sociétés n’ont pas réussi jusqu’aujourd’hui à supprimer la guerre, elles n’ont pas laissé d’exercer à la longue quelque action sur les esprits. Un ministre de la justice l’avait définie « une manière d’être de l’humanité ». On ne la regarde plus que comme un accident terrible, dont le retour trop fréquent serait pour la civilisation moderne un désastre et une honte.

Les souverains sont obligés de compter avec l’opinion, et il est des points sur lesquels aujourd’hui tout le monde s’entend. Tout le monde s’accorde à réprouver les guerres entreprises trop facilement, et pour de minces intérêts. Un prince qui tirerait l’épée sans motif sérieux assumerait une redoutable responsabilité, et les gouvernemens qui recourent aux bons offices et à la médiation d’un tiers pour régler sans effusion de sang leurs querelles avec leur voisin, s’attirent l’estime publique. L’arbitrage tend à passer dans les mœurs politiques de l’Europe. C’est un tribunal de conciliation qui a résolu pacifiquement la question de l’Alabama, celle de la baie de Delagoa et le différend de l’Empire allemand et de l’Espagne touchant les îles Carolines. On peut dire qu’il ne fut jamais si dangereux d’être trop conquérant. A la vérité, la haute cour arbitrale, à laquelle les philanthropes voudraient confier le jugement de tous les procès internationaux, n’a pas été encore instituée ; mais si une puissance trop remuante prenait les armes par point d’honneur ou pour des raisons frivoles, elle risquerait d’avoir affaire à une coalition des neutres, qui défendraient contre elle le repos de l’Europe.

Non seulement on n’a jamais senti si vivement qu’aujourd’hui le prix et la douceur des longues paix, tout le monde s’accorde aussi à désirer que les grands et les petits États s’occupent de plus en plus d’adoucir la guerre. Quand les chroniqueurs du moyen âge nous racontent que Richard Cœur de Lion fit un jour crever les yeux à quinze de ses prisonniers, nous nous demandons si ce miroir de chevalerie appartenait à la même espèce humaine que nous, et quand nous découvrons, en lisant Grotius, que ce jurisconsulte, si humain qu’il fût, ne laissait pas de reconnaître à tout État belligérant le droit de traiter en ennemis les enfans, les vieillards, les femmes, les malades, et de réduire ses prisonniers en servitude, nous nous prenons à douter que Grotius eût le cerveau fait comme le nôtre. On disait jadis : « Fais à ton ennemi autant de mal qu’il te sera possible. » La civilisation moderne dit au contraire : « Je fais à ton ennemi que le mal qu’il faut lui faire pour le contraindre à demander la paix. » Telle est notre maxime, et nous tenons pour un barbare tout chef d’armée qui on pratique une autre.

Voilà les points sur lesquels tout le monde s’entend ; il en est d’autres sur lesquels on ne s’entend plus. Les philanthropes prétendent que l’arbitrage est un moyen assuré de prévenir tous les conflits sanglans, qu’il s’agit seulement de le rendre obligatoire. Les politiques