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de mentir et de voler, et les humanitaires en disent autant. Mais ils sont obligés d’avouer que le conquérant, qui prend une province à son voisin, fait une autre figure dans le monde que les larrons de grands chemins ou qu’un pick-pocket, qui dérobe la montre d’un passant. Quant à savoir si la paix perpétuelle est un beau rêve ou si l’abolition de la guerre serait plus nuisible qu’utile au genre humain, c’est une question que chacun résout selon son caractère ou l’idée qu’il se fait de la société et du vrai bonheur : dis-moi ce que tu penses de la guerre, et je te dirai qui tu es.

L’économiste la considère surtout comme une cause d’appauvrissement, il déplore les monstrueuses saignées qu’elle fait dans la richesse des nations. Il s’indigne à la pensée que la guerre de Crimée a coûté à l’Europe plus de six milliards ; que la guerre de 1870 en a coûté quinze à la France ; que la Russie a dépensé près d’un milliard de roubles dans sa dernière campagne contre la Turquie ; quel gaspillage ! Et quelle disproportion entre la dépense et le gain ! Aux pertes d’argent ajoutez les pertes d’hommes, et pour l’économiste l’homme est avant tout un instrument de travail, un outil intelligent, un producteur. On avait calculé en 1856 que depuis la paix de Weslphalie la guerre avait dévoré huit millions de ces producteurs, et M. Passy affirme que, dans les seules guerres de la révolution et du premier empire, plus de trois millions de Français sont restés sur les champs de bataille. Quels holocaustes ! quelle destruction de forces vives inutilement employées ! Ajoutez encore que la préparation de la guerre est devenue, ou peu s’en faut, aussi coûteuse que la guerre elle-même. Supposez, a-t-on dit, que les trois millions et demi de soldats répandus aujourd’hui dans toutes les casernes de l’Europe fussent rendus à la vie civile, et que chacun d’eux gagnât par son travail deux francs chaque jour, et voyez un peu ce que coûtent à l’Europe les armées permanentes. Quel sujet de douloureuses réflexions pour quiconque a la sainte horreur des dépenses improductives ! Tenez compte aussi de quatre cent mille chevaux qui ne labourent plus la terre, et vous pourrez dire que dès maintenant la guerre future, qui éclatera Dieu sait quand, cause chaque année à l’Europe une perte sèche d’au moins trois milliards. Voilà des chiffres consternans, et pour les vrais économistes, la civilisation et le bonheur sont des choses qui se chiffrent. On ne saurait vraiment leur en vouloir de regarder la guerre comme un fléau légué par les Ages barbares à la civilisation moderne. Quand donc se décidera-t-elle à renoncer à ce fatal héritage ?

Le moraliste est prêt à accorder tout cela, et cependant, quel que soit son respect pour les chiffres, il réserve son jugement. La question lui parait complexe ; est-il prouvé que certains fléaux n’aient pas des effets bienfaisans ? S’il ne tenait qu’à lui de supprimer la guerre, il hésiterait peut-être. Il y a en elle un mystère qui l’étonné, et il ne peut