Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 122.djvu/703

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des siècles avant lui, un dieu de l’Inde, le terrible Krishna, était descendu du ciel pour combattre les scrupules d’un roi trop humain, qui hésitait à verser le sang. — « Combats et tue, lui disait-il ; l’armée de ton ennemi est ma proie, et tues l’instrument du Destin. Personne n’est jamais né et personne ne mourra jamais ; ne sois pas dupe des mois ; mourir, c’est changer le vêtement de l’âme. »

Ainsi raisonnait le dieu Krishna, et son éloquence persuada sans peine le bon roi Ardschuna, qui, désormais délivré de ses scrupules, pourfendit joyeusement ses ennemis. Je doute qu’elle produisît une aussi vive impression sur un homme de bon sens, qui n’aurait aucune propension au mysticisme. Supposons que cet homme sensé ne se piquât pas d’être un grand philosophe, qu’il s’en tint à cette sagesse pratique qu’enseignent la vie et l’expérience, et qu’il ne fût d’ailleurs ni économiste, ni poète, ni moraliste de profession.

Que pensera-t-il de la guerre ? Accordera-t-il à M. Jähns qu’elle est l’exercice d’un droit ? Il commencera par lui demander ce qu’il faut entendre par un droit ; à quoi M. Jähns répondra que le premier de tous et le plus évident est le droit de vivre, et qu’à cet égard il n’y a pas de distinction à faire entre les individus et les États, qui sont des individus collectifs, des personnes morales, et qui, partant, ont, eux aussi, le droit de vivre. Telle nation a considérablement accru ses richesses et sa puissance, et elle se sent à l’étroit dans ses vieilles frontières ; l’air lui manque, elle étouffe. Telle autre dont le territoire est mal fait aspire à l’arrondir, à lui donner une forme plus régulière, plus agréable et plus commode. Telle autre encore ne saurait développer son commerce sans s’étendre jusqu’à l’Océan et s’emparer d’un port à sa convenance. Il pourrait arriver aussi qu’elle fût en proie à des dissensions intestines, qui troublent profondément son existence et compromettent ses plus chers intérêts, et qu’une entreprise au dehors fût le seul moyen de lui rendre la paix intérieure. Chacune de ces nations est autorisée à prendre à ses voisins ce qui lui manque, pourvu toutefois qu’elle leur explique courtoisement que ses annexions sont justifiées par le droit naturel, que les guerres d’expansion ou de croissance sont aussi légitimes qu’utiles, qu’elles ont rendu de grands services à la civilisation. La plante se fait-elle scrupule de pomper partout les sucs nécessaires à sa vie ? Le lion éprouve-t-il des embarras de conscience quand il mange un mouton pour assouvir sa faim ? Le seul devoir qui incombe au conquérant est de ne prendre que ce dont il a rigoureusement besoin, et de ne pas imiter Louis XIV et ses hordes sanguinaires, Napoléon Ier et les brigands qu’il traînait à sa suite.

M. Jähns invoque l’autorité de Spinoza, qui a dit que le droit de tout être vivant commence et finit où commence et finit sa force. N’en déplaise à M. Jähns, Spinoza entendait dire par là qu’il n’y a pas de droit naturel, que le droit est un fait social, qu’il repose sur une