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huit heures consécutives à tuer en moi l’homme social. » On le tue à la chasse, on le tue plus sûrement encore sur les champs de bataille.

Mais, chose étonnante, la guerre est un désordre, et il faut le reconnaître à son honneur, c’est la guerre qui a révélé aux hommes ce que c’est que l’ordre, tout ce qu’il vaut et les miracles qu’il opère. C’est par là qu’elle rachète ses misères et ses horreurs. Une armée est en effet l’image accomplie d’une société rigoureusement ordonnée, où personne ne discute son devoir, où personne n’entreprend sur le droit d’autrui, où tous agissent de concert ; où des milliers de volontés n’en sont qu’une. Aussi le sage ne se joint-il point aux philanthropes qui demandent la suppression des armées permanentes, il a peine à admettre que les dépenses militaires soient, comme on le prétend, des dépenses improductives. Est-ce ne rien produire que de créer des hommes qui possèdent quelques-unes des vertus du soldat, et dont le moi n’est plus un moi, mais un nous ? L’armée est une école, la seule où on se forme à la vraie discipline, et il est permis de douter qu’il soit plus utile d’apprendre à lire que d’apprendre à obéir, que l’éducation de la volonté soit moins précieuse que la culture de l’intelligence.

Le sage pense aussi que les sociétés sont intéressées à réagir contre l’exagération de leurs tendances naturelles, que dans toute démocratie une liberté sans contrepoids et sans frein dégénère bientôt en tyrannie ou en licence, qu’une bonne armée est la seule garantie sérieuse que puisse avoir contre ses propres entraînemens un peuple fier d’être son maître. Supprimez-la, quelle cause aurez-vous servie ? Celle des hommes de désordre, des bêtes fauves et de ces doctrinaires de l’assassinat qui font, comme ils s’en vantent, « de la propagande par le fait ». Il y eut jadis un vieux capitaine, nommé Melchior Gasqui, ancien gentilhomme de Manosque, devenu seigneur de la terre de Bréganson, lequel avait eu le malheur de commettre un meurtre, qu’il ne pouvait se pardonner. Il résolut d’expier son péché par des débauches de bienfaisance, et un jour, s’étant emparé de la galiote de Toulon, il rompit la chaîne des forçats, que, selon l’expression du chroniqueur, « il remit d’une très franche courtoisie dans leur première et tant désirée liberté. » Les gens de Toulon, parait-il, trouvèrent sa courtoisie trop franche. Les humanitaires sont-ils bien sûrs que, lorsqu’ils travaillent à supprimer les armées permanentes, ils ne travaillent pas du même coup à rompre la chaîne des forçats ?


C. VALBERT.