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rejoindre, repentante et prête à le suivre. Cette scène, la meilleure de l’ouvrage, comprend d’abord un dialogue à mi-voix qu’un orchestre invisible accompagne, puis une cantilène, vraiment exquise, de Thaïs. Tandis que très bas, l’un avec mansuétude, l’autre avec humilité, tous deux avec ferveur, l’apôtre et la pénitente s’entretiennent de Dieu, de retraite et d’expiation, au loin une vague musique d’Orient tinte, ronfle et bourdonne. Détail encore sans doute, et mince détail. Oui, mais qui cette fois ne manque pas de valeur psychologique, ou plus simplement morale. Ici le sérieux, la solennité du dialogue musical donne quelque grandeur à l’âme, et pour ainsi dire au dedans des personnages. Dès lors, il importe peu que les dehors soient petits. Il convient peut-être même qu’ils le soient, et que Dieu, ne choisissant ni le lieu ni l’heure, se fasse entendre de ceux qui l’écoutent parmi les bruits familiers de la ville et jusque dans la banalité de la rue.

Mais voici la perle de l’ouvrage, que nous nous reprocherions en terminant de ne point recueillir. Thaïs, au moment de suivre Athanaël, tourna la tête vers le seuil qu’elle abandonnait. Sur une tablette elle vit une figurine d’ivoire, Éros, le dieu de son logis. L’ayant pris entre ses mains, Thaïs le regarda longuement. Pour la première fois elle comprit l’amour, et que peut-être ce n’était pas par lui, mais contre lui qu’elle avait péché. Elle comprit qu’il ne permet point aux femmes de se donner à ceux qui ne viennent point en son nom ; et de s’être à ceux-là tant de fois donnée, Thaïs d’abord demanda pardon à l’Amour. Puis, souhaitant que l’image du Dieu fût épargnée, et qu’avec la prêtresse elle fût sanctifiée aussi : « Prends-le, dit-elle au moine, pour le placer dans quelque monastère, et ceux qui le verront se tourneront vers Dieu. Car l’amour nous élève aux célestes pensées. » — Cela est subtil, peut-être un peu équivoque et mêlé, mais cela est délicieux et marque une nuance sinon de contrition parfaite, au moins de repentir délicat et féminin. Et il semble que cela répande aussi un charme de regret et de mélancolie sur ce passage, qui dut coûter beaucoup à la pécheresse, des amours à l’amour et d’Éros à Dieu.

De ces finesses ou de ces raffinemens, la cantilène de M. Massenet est l’expression à la fois plus simple et plus touchante. Tout s’y rassemble et s’y fond dans une teinte générale d’onction et de douceur. La mélodie a toute la grâce possible sans un soupçon de mièvrerie. Elle se développe, égale et calme, suivant sa route unie et s’arrêtant parfois à des parenthèses charmantes, pour tomber enfin d’une chute originale, à dessein retardée et soigneusement adoucie. Elle est dans son ensemble un modèle à la fois d’expression et de style, un exemplaire achevé de cette merveilleuse création de l’esprit, j’allais dire de cette créature, car c’est un être vivant, qu’on appelle une pensée musicale.

N’allons pas plus avant. Le ballet est manqué. Il ne fait que