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c’est-à-dire à la finance, aux sociétés de publicains qui afferment les impôts, les terres du domaine, les travaux publics[1]. Ainsi des républiques italiennes du medio evo ; et plus démocratique est leur constitution, plus absolue est la domination de l’argent. Prenez Florence : Christo regnante est-il encore gravé sur le portail du palais de la Seigneurie ? Pieux mensonge des amis de Savonarole ! le roi de la cité du lis est le florin d’or ; et sous le Médicis, le florin devient souverain de droit, comme souverain de fait. Nos démocraties modernes seraient d’étroites cités, des communes, qu’elles risqueraient fort de finir, elles aussi, par la dictature, avouée ou sournoise, de l’argent.

Faut-il parler des contemporains ? Regardez les États-Unis d’Amérique : c’est, par élection, le pays de Mammon et du Mammonisme. Quel est le souverain de la grande république, si ce n’est le roi dollar ? — Et notre vieille Europe, à mesure qu’elle se délivre des legs de la tradition, est en train de faire comme l’Amérique. J’entends dire qu’elle se judaïse ; encore une fois, il serait plus juste de dire qu’elle s’américanise. Ou mieux, la ploutocratie, s’il faut l’appeler de ce nom, n’est ni américaine, ni européenne, ni anglo-saxonne, ni sémitique ; elle n’a rien à voir avec la race. La ploutocratie est la résultante de tout un état social. Elle naît, spontanément, de la prédominance de l’industrie et du commerce. Qu’est-ce qui dans nos démocraties contre-balance le pouvoir de l’argent ? Une seule chose, en réalité, les convoitises des foules, anxieuses de jouir à leur tour.

Nos pères de 1789, en abolissant tous les privilèges, s’étaient flattés de fonder, à jamais, le règne de l’égalité, et sur cette égalité, ils avaient cru naïvement asseoir l’unité nationale. Plus de castes, plus de divisions de classes, s’étaient-ils dit ; plus de hiérarchie sociale : une nation homogène faite d’une seule pâte, comme d’un seul morceau. Et voici que, la Révolution à peine achevée et tout privilège abrogé, surgit une nouvelle hiérarchie des rangs, de nouvelles luttes et de nouvelles haines de classes. La nation tend derechef à se couper en deux ; et la déchirure se fait suivant le pli de la fortune : les riches d’un côté, les pauvres de l’autre. C’est la division antique des sociétés païennes, le schisme intérieur des cités de Thucydide.

« Il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais que deux classes réellement distinctes, affirmait, dès avant 1789, le Cahier des pauvres : les propriétaires et les non-propriétaires. Toute autre distinction

  1. Voyez A. Delourne, les Manieurs d’argent à Rome.