Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 122.djvu/789

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gangrène révolutionnaire. Enfin l’État centralisé à la française est voué à l’exécration des peuples. L’historien |semble éprouver les sentimens des « grands », quand il parle de « la machine administrative, avec ses milliers de rouages durs, grinçans et sales, telle que Richelieu et Louis XIV l’ont faite. » Sur ce sujet, il est intarissable, et nous écrase de la supériorité des nations voisines ; de sorte que, ce défenseur des traditions commence par condamner la première des traditions françaises : à savoir une forte conception de l’Etat qui n’est, au fond, que le culte de notre unité, et qui, bonne ou mauvaise, fait partie intégrante de la France au même titre et pour les mêmes motifs que la tête fait partie du corps.

Quand un grand esprit omet toute une série de faits, c’est qu’il a ses raisons. A nous d’apprécier, ce qu’elles valent. Aussi bien, Taine n’en fait pas mystère : il les a développées en vingt endroits de ses ouvrages. Selon lui, la « véritable histoire » doit se proposer un double objet : d’abord démêler, à travers la distance des temps, l’homme vivant… muni d’habitudes, avec sa voix et sa physionomie, avec ses gestes et ses habits, » en un mot l’individu ; — secondement, derrière l’individu, distinguer « les grandes causes… universelles et permanentes… indestructibles et à la fin infailliblement dominantes, » qui le font agir. Dès lors « l’histoire est un problème de mécanique. » Elle obéit à trois forces primordiales, la race, le milieu, le moment, et quand on a parcouru ces trois faces de la civilisation, on a épuisé « non seulement toutes les causes réelles, mais encore toutes les causes possibles du mouvement. »

Quoi donc ! entre le chétif individu, entre cet homme de chair et de sang que nous devons voir « avec les yeux de notre tête, » et ces grandes causes obscures qu’on nous dépeint comme irrésistibles, il n’y a vraiment rien ? Quelle place donnerons-nous donc aux nations, qui sont des êtres aussi, des êtres organisés, doués d’instincts, d’intelligence et de volonté, pourvus d’organes, munis d’habitudes, et qui, bien loin de se confondre avec les membres qui les composent, ne subsistent que des sacrifices individuels ? Est-ce assez de les classer parmi les « cinq ou six provinces » de la civilisation, au même titre que « la religion, l’art, la philosophie, la famille ou l’industrie ? » N’est-ce pas réduire en formule géométrique la création la plus vivante et lapins particulière qui soit sortie de la main des hommes ? Mais que sont donc, après tout, ces fameuses causes permanentes, sortes de Parques implacables filant, loin de nos yeux, la destinée humaine, si ce n’est ces lois générales, chères à la philosophie de Guizot, converties en nécessités absolues et pesant sans contrepoids sur