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semble un succédané de celle de ces deux maîtres. J’ai déjà noté, en passant, quelques analogies. Mais il y en a d’autres. Il y a, d’abord, toute la conception générale de la vie, d’où résulte le choix des sujets et des caractères. Et à ce point de vue, l’écrivain allemand rétrécit beaucoup le champ déjà circonscrit du romancier français et du dramaturge Scandinave. A Zola, il emprunte ses ivrognes, à Ibsen, ses détraqués, à tous les deux, leurs notions littéraires de l’hérédité. Mais tandis que Ibsen et Zola accordent encore une certaine place à des êtres à peu près sains, M. Hauptmann ne met guère en scène que des buveurs ou des fous. Pas une de ses pièces où l’ivrognerie n’ait un rôle ; pas une où la folie ne menace ou n’éclate. Et l’on nous dira que c’est de l’observation vraie, qu’il contemple le monde sans parti pris, que son regard ne va pas de lui-même, guidé par un instinct particulier, se fixer sur les exemplaires les plus dégradés de la race, en glissant sur les autres qu’il n’aperçoit pas ! Comme on nous dira qu’il est impartial dans ses vues sociales ; qu’Avant l’aurore et les Tisserands ne sont pas des pièces tendancieuses ; que les représentans de la société établie, l’ingénieur Hoffmann, vil, débauché, sans scrupules, l’égoïste fabricant Dreissiger, et son abominable employé Pfeifer, l’ouvrier parvenu et féroce, donnent une idée juste de ce que sont les classes dirigeantes ! On est en droit d’exiger d’une œuvre à hautes prétentions et à visées sociales qu’elle nous représente avec exactitude et équité le monde qu’elle prétend décrire. Eh bien, de quelque côté que je prenne celle de M. Gerhart Hauptmann, je n’y vois la réalité que déformée ou rétrécie. Il a, au fond de son esprit, des thèses arrêtées : il s’obstine à ne pas les avouer, en sorte qu’elles n’en faussent que davantage sa vision des choses.

Ce n’est pas seulement leur conception générale de la vie que M. Hauptmann a empruntée à ses deux maîtres : il leur emprunte encore, à l’occasion, des caractères. Il y a un air de famille entre l’ingénieur Hoffmann, d’Avant l’aurore, et le consul Bernik des Soutiens de la société ; la foule presque anonyme des Tisserands ressemble d’une façon frappante à celle de Germinal ; la masse des ivrognes et des fous qui s’agitent dans tout le répertoire ont presque tous des airs déjà connus : nous les avons rencontrés dans l’Assommoir, dans la Bête humaine, dans la Terre, dans le Canard sauvage, ou sinon eux, du moins leurs pères, ou des êtres pareils, vus à travers les mêmes lunettes sinon par les mêmes yeux. Quelquefois, il y a presque confusion : ainsi, en la pauvre Käthe Bockerat, on croirait vraiment reconnaître cette malheureuse Félicia Rosmer, dont Ibsen nous a si bien montré l’âme, dans Rosmersholm. Et pourtant, Käthe Bockerat est une des