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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 123.djvu/378

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était décidée à conquérir sa liberté, coûte que coûte, et une existence purement intellectuelle lui paraissait son fait. Elle avait conclu de ses expériences d’enfant qu’elle ne serait jamais aimée et s’imaginait en avoir pris son parti ; elle se persuadait que la sécheresse des siens l’avait gagnée. De la meilleure foi du monde, elle effaça la vie du cœur de son programme d’avenir, et se condamna à être le phénomène peu enviable qu’on appelle la femme cérébrale, parce qu’il n’y a plus en elle que de la pensée, ou des apparences de pensée. Pauvre créature passionnée, de toutes celles de son sexe l’une des plus incapables de tromper la nature, elle s’arrangea en imagination une existence où les mathématiques seraient ses seules amours, les x et les formules sa seule famille, et elle se mit en devoir de renverser tous les obstacles qui lui barraient l’entrée de ce paradis.

Ainsi qu’on s’y était attendu, le général Kroukovsky refusa son consentement avec indignation. Dans sa colère, il ordonna de faire les malles au plus vite pour emmener ses filles de ce Pétersbourg où elles devenaient folles, et apprit alors à connaître la petite Sophie. Vladimir Kovalevsky représentait la délivrance ; elle s’arrangea pour avoir Vladimir. Le coup de théâtre qu’elle imagina pour se l’assurer n’était pas neuf. À parler franc, il n’était pas non plus de bon goût. Elle avait dû l’emprunter à l’un des innombrables romans de la bibliothèque de Palibino, qui avaient beaucoup contribué à mettre à l’envers les cervelles des filles de la maison. Aucune lecture ne pouvait leur être plus néfaste, avec leurs idées et leurs projets ; une femme émancipée qui est romanesque est perdue.

Sophie choisit le jour où ses parens donnaient un grand dîner à leur famille pour disparaître à la tombée de la nuit. Elle avait laissé sur une table la lettre classique, qui fut remise à son père devant tous les invités : « Papa, pardonne-moi, je suis chez Vladimir. Je te prie de ne plus t’opposer à mon mariage avec lui. » Le général balbutia quelques mots d’excuse et sortit. Il rentra au dessert, suivi de sa fille et du jeune Kovalevsky : « Permettez-moi de vous présenter le fiancé de ma fille Sophie. » On les maria, et ils partirent pour l’Allemagne au mois d’octobre 1868.

L’histoire est déplaisante. Il ne faudrait pourtant pas être trop sévère pour une honnête petite fille dont il avait plu à la nature de faire une mathématicienne et une romantique. C’étaient deux raisons pour une de voir les choses sous un angle particulier. Mme Kovalevsky, qui avait fait dans son enfance beaucoup de vers très boursouflés, disait d’elle-même en racontant son équipée chez Vladimir : « Elle avait le sentiment d’être l’héroïne d’un début de roman, elle, la petite Sonia, — l’héroïne d’un roman d’un tout autre