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les employés et les employeurs, il n’y a guère que des liens matériels, le lien du salariat entre la main qui paye et les mains qui sont payées ; et toutes les tentatives pour nouer entre eux des liens moraux sont, hélas ! demeurées impuissantes. Ce n’est pas qu’il n’y ait, dans ce sens, d’énergiques et méritoires efforts. Des chefs d’industrie, dont le nombre grandit tous les jours, s’appliquent à prendre sur eux les devoirs multiples d’un patronage véritable ; mais, loin de s’en applaudir, les ouvriers sont plutôt enclins à s’en offusquer. Si le chef d’industrie montre quelque disposition à devenir un patron, un protecteur effectif, l’ouvrier n’en montre guère à devenir un protégé, un vassal, un client. Contraint par la nécessité d’accepter du travail d’un maître bourgeois, il n’accepte point de subordination morale. Il s’estime, dans son cœur, l’égal de son maître ; et s’il lui faut obéir, il préfère se regarder comme un serf, un esclave assujetti par la force et guettant l’heure de la révolte. Mais, en cela, il se trompe, lui aussi ; il est la dupe de son orgueil blessé. Quoi qu’il veuille nous en faire accroire, il n’est pas serf ; il n’a rien des adstricti glebæ ; il n’est pas enchaîné à la glèbe de l’usine ; il est maître de ses bras et de sa personne ; et il le montre assez, par ses grèves et ses coalitions.

Qu’on prenne la féodalité par ses grands aspects, ou par ses côtés sombres ; qu’on s’en fasse un idéal de société hiérarchique, ou qu’on la maudisse comme un régime d’oppression, nos sociétés industrielles en diffèrent profondément, radicalement. Elles ne lui peuvent être comparées ni en bien, ni en mal : elles ne méritent ni cet honneur, ni cette injure. Et ce n’est point vers une féodalité qu’évoluent, en ce moment, nos sociétés modernes. Tout au rebours, au lieu des sentimens de foi et de solidarité qui liaient le seigneur à ses hommes et le vassal à son suzerain, l’esprit de défiance et de haine, d’inférieur à supérieur, d’ouvrier à patron, souffle presque partout sur nos ateliers. La devise féodale était : « Dieu et mon seigneur ; » leur devise est : « Ni Dieu ni maître. » Il y a dans chaque ville, dans chaque usine, comme une guerre intestine, guerre sourde ou déclarée, entre maîtres et ouvriers. Nos sociétés industrielles n’ont pas su enfanter de hiérarchie, partant de féodalité ; les modernes ne connaîtront plus de cadres sociaux gradués sur une échelle fixe. Il est maintenant trop tard ; l’usine et la fortune mobilière ne nous rendront point ce qu’avaient donné au moyen âge le château fort et la propriété foncière. Si, à travers notre anarchie morale, on entrevoit une tendance à de nouveaux groupemens des forces sociales, ce n’est point dans le sens féodal, hiérarchique, mais dans un sens tout différent et un esprit tout opposé.