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de fil si bien embrouillé, si difficile à démêler, que le diable, tout matin qu’il soit, a depuis longtemps renoncé à la tâche. Ce que je tiens pour incontestable, l’ayant vu, c’est que les préférences des filles d’Eve, quelle que soit leur condition, vont plus souvent à l’amoureux qui les brutalise ou les dédaigne, qu’à celui qui leur est soumis, qui roucoule au lieu de rugir. Mais, dites-moi, à présent que votre curiosité est satisfaite, partons-nous demain ?

— Non ; l’humanité, la reconnaissance que nous devons à nos hôtes pour leur cordial accueil, et j’ajoute l’intérêt qu’ils m’inspirent, me font un devoir de ne les abandonner que lorsque les blessures de dona Amada seront en bonne voie de cicatrisation.

Mateo me regarde avec attention, puis sourit d’un air si malicieux que je lui en demande aussitôt la cause.

— Je ris, me répondit-il, en songeant aux multiples devoirs qu’imposent l’humanité et la reconnaissance à un homme de votre âge ; je ris surtout en songeant quel habile homme a été le parrain de notre belle et jeune hôtesse, en la nommant « Amada » ; je ris encore… Non, je ferai mieux de me taire.

— Achève ; ne m’as-tu pas accoutumé à tes impertinences ?

— Dieu me garde, señor, d’être jamais impertinent avec vous, que j’aime et soigne comme si vous étiez un de mes fils, et je vais dire toute ma pensée, pour me justifier de votre accusation. J’ai donc souri encore en pensant que dona Amada — la bien nommée — est un si beau fruit que, s’il tente de vieilles dents comme les miennes, il doit singulièrement aiguiser les vôtres, qui sont jeunes. Avouez que ce sera drôle, si dans une quinzaine ou dans un mois, je ne veux pas marchander sur le temps, je vous ramène à Cordova pourvu d’un amour de petite femme pêchée sur le bord d’un lac et présentable partout, bien qu’honorablement balafrée.

— Tu es fou ! mon brave Mateo.

— Ni plus ni moins que tout le monde, señor, soit dit sans vous offenser, et pour la plus grande gloire de Dieu !

— Amen ! répondis-je.

Et, me voyant continuer ma promenade solitaire, Mateo se frotta jovialement les mains, persistant à sourire d’un air entendu, bien qu’il se méprît du tout au tout sur mes sentimens.


III

Dix jours se sont écoulés. Or, depuis l’avant-veille, j’ai autorisé la blessée, dont les coupures sont en bonne voie de guérison, à s’établir sur le hamac, lieu d’où l’on domine le lac. Elle est un peu pâle, un peu amaigrie, ma jeune patiente, car j’ai dû lui