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empressemens isolés, point de mouvement collectif, des individus plutôt qu’une nation. Ses calculs se trouvaient doublement en défaut ; les armées du tsar avaient déjoué ses premiers plans et échappé à ses atteintes ; la Pologne russe ne se levait qu’à demi et ne lui prêtait qu’un concours hésitant ; après la déception militaire, la déception politique.


IV

Napoléon décida alors de recevoir Balachof et le fit mander à son quartier général ; c’était un trophée qu’il présenterait aux Polonais, à défaut d’autres ; l’armée et la population pourraient croire que l’envoyé du Isar venait en suppliant, attestant par sa présence que la Russie s’avouait vaincue avant d’avoir tenté la lutte. Le 30 juin, Balachof avait été ramené à Wilna ; on l’y logea dans la maison du prince de Neufchâtel, où celui-ci le lit prier « de se considérer comme chez lui », et il fut prévenu que l’empereur allait incessamment lui donner audience.

L’apparente négociation dont Alexandre avait pris l’initiative ne pouvait aboutir qu’à une controverse rétrospective, à une altercation vaine. En souscrivant à la condition posée par son rival en termes absolus, en ramenant ses troupes en deçà du Niémen, Napoléon n’eût pas seulement meurtri et supplicié son orgueil ; reconnaissant aux yeux de tous son impuissance, signalant son erreur, il eût détruit son prestige, rompu l’enchantement qui liait tant de peuples à sa fortune, encouragé les Russes à l’offensive et l’Europe à la révolte. Il est hors de toute vraisemblance que l’idée d’un recul l’ait même effleuré. Les mécomptes de l’entrée en campagne l’avaient incontestablement affecté : on le voyait parfois « sérieux, préoccupé, sombre », mais les difficultés animaient son cœur de lion, loin de l’abattre, et la persistance avec laquelle les Russes se dérobaient l’excitait à continuer plus âprement la poursuite, à convoiter davantage cette proie. À supposer même qu’Alexandre, se désistant de son exigence préalable, se fût résigné à négocier en présence et sous la pression de nos troupes, à respecter désormais les lois du blocus continental et à s’employer contre les Anglais, cet arrangement, que l’empereur aurait accepté en d’autres temps, ne l’eût plus satisfait. Aujourd’hui, il tenait à retirer de son immense et coûteux armement un bénéfice proportionné à l’effort ; il n’entendait plus imposer à Alexandre une reprise d’alliance, mais un effacement absolu, l’écarter à jamais de son chemin, l’exclure et l’exiler de l’Europe, le reléguer aux confins de l’Asie. Il voulait défaire en partie l’œuvre de Pierre le Grand et de Catherine, refouler et