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Guérin et déroule en douze morceaux la vie de la châtelaine ; Garat chante douze couplets sur un air de complainte composé par Kreutzer ; Rode, Salentin, Duvernoy l’accompagnent, et Désaugiers reprend sur le ton niais le refrain de chaque stance. Un banquet de cent couverts attend les invités dans l’orangerie ; chacun choisit son voisin, sa voisine, l’esprit pétille ; la gaîté s’épanouit dans une sorte de délire d’imagination où la beauté se multiplie ; lettrés, poètes font assaut de complimens versifiés à l’adresse de la moderne Thalie, les uns recourent à de gracieuses interprètes, Mmes Dugazon et Branchu pour Marsollier et Hoffmann, Carline pour Andrieux, Devienne et Mézeray pour Colin d’Harleville et Desfaucherets, tandis que Vigée, Chazet, Roger, Campenon présentent leurs hommages sans truchement. Bouilly ayant remarqué dans les corbeilles de fleurs une belle rose voisine d’une branche d’immortelles, improvise ce couplet que Louise récompensa d’un baiser[1] :

Tu viens trop tard, pauvre cervelle,
M’a dit Flore, on a tout cueilli.
Cette rose, un brin d’immortelle,
C’est tout ce qui me reste ici…
Mais Contat doit se reconnaître
Dans ces deux fleurs, mon seul trésor.
L’une dit ce qu’elle est encor,
Et l’autre ce qu’elle doit être.

Beaucoup plus simple est la nature de Mlle Devienne, moindre aussi son talent ; nul appétit de domination, une grande douceur de caractère, de l’esprit en peignoir, de la gaîté sans apprêt, sans effort, la bonté la plus aimable et cette grâce pénétrante qui faisait dire à Parny. « Quel dommage qu’elle n’écrive pas tout ce que je pense ! » Elle avait la vocation de la vie de famille, de l’intimité, et se trouva de plain-pied avec sa situation lorsqu’elle épousa l’amoureux Gévaudan, riche financier qui plus tard représenta la ville de Paris au Corps législatif, pour le récompenser sans doute de l’avoir tirée des griffes du Comité de Salut public pendant la Terreur : d’ailleurs la fortune ne l’empêcha point d’exercer longtemps encore, jusqu’en 1812, son métier de comédienne. Châtelaine du foyer, dame de la causerie les pieds sur les chenets, son rôle à elle, c’est d’abord d’être femme ; et des royautés de salon et de conversation elle n’a cure. « Il y a deux femmes en Devienne, écrit l’auteur des mémoires de Fleury : la femme du logis et la femme artiste. Au théâtre, c’est

  1. Bouilly, Mes Récapitulations.