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Franz Nissel était à Vienne, où son père avait été appelé par le directeur du Burgtheater, lorsque éclata la révolution de 1848, qui lui parut l’étincelante aurore d’une ère nouvelle. Il se flatta quelque temps que ses rêves humanitaires s’étaient accomplis, que, par l’effet d’un miracle, l’Autriche allait devenir en un jour le paradis des belles âmes et des esprits libres. Sa joie fut courte. La réaction triompha, et, après une fâcheuse alerte, on crut ne pouvoir mieux faire que d’en revenir aux vieux principes de gouvernement, et de répéter le grand mot : « Quiconque pense est notre ennemi, amusez-vous. » Ce jeune homme, qui prenait tout au sérieux, n’eut garde de profiter de la permission ; il était capable de tout, sauf de s’amuser. Il gémit durant de longues années encore sur l’asservissement de son pays. Mais lorsque les désastres de 1866 eurent mis hors de service la vieille machine, et qu’un souverain, éclairé par le malheur, appela dans ses conseils un ministre intelligent et libéral, tout changea, et Nissel reconnut lui-même que l’Autriche était devenue une patrie habitable.

Cependant il ne put jamais dégorger le fiel et le poison dont il s’était si longtemps nourri, et il continua de trouver à l’univers une figure déplaisante. Il n’y avait pas un souverain, un homme d’État dont la politique ne lui fût un sujet de tristesse ou de scandale. Napoléon III lui inspirait une invincible aversion, et il tenait l’attentat d’Orsini pour une œuvre de sainte justice, l’exécution de ce héros pour un abominable forfait. Il s’indignait du crédit dont « le tyran » jouissait en Europe et qu’il fût honoré des uns comme le sauveur de la société, des autres comme le représentant de la Révolution et le libérateur des peuples. Cependant on ne voit pas qu’il se soit réjoui de sa chute et des victoires allemandes. Il reprochait à ceux qu’il appelait les missionnaires de la culture germanique les exagérations de leur amour-propre national, qui leur avait rétréci le cœur et le cerveau. Il ne leur pardonnait pas leur mépris pour les peuples étrangers, et il comparait leurs procédés à l’égard des provinces conquises à ceux d’un séducteur brutal, disant à la femme dont il recherche les bonnes grâces : « Aime-moi, ou je te viole. » Somme toute, il ne s’est pas passé jusqu’à sa mort un seul événement qui lui ait procuré un véritable plaisir. Il croyait s’être aperçu que les accidens heureux de l’histoire ont souvent de funestes conséquences ; il avait peur des lendemains et pensait que, quoi qu’il arrive, c’est le diable qui rit le dernier.

Les seules bonnes heures de sa vie étaient celles où, retiré dans quelque maison de campagne, en pleine solitude, au milieu de la verdure et des fleurs, il s’occupait d’imaginer ou d’écrire une tragédie. Tout entier à son inspiration, il s’identifiait avec ses personnages, s’associait à leurs glorieux destins et marchait avec eux sur les nuées. Alors il oubliait tout, les mélancolies de son enfance, les trois petits cercueils, les morts qui avaient suivi, le prince de Metternich, Napo-