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que du salut des individus, de n’avoir rien fait pour l’amélioration des sociétés et l’ennoblissement de notre espèce. Il lui en voulait d’avoir dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » Triste consolation pour les malheureux que la vague et incertaine espérance des béatitudes d’outre-tombe ! C’est ici-bas que doit être fondé le divin royaume. Que fallait-il donc au genre humain ? Une religion nouvelle. Et qui avait reçu du ciel la mission de l’inventer et de la prêcher ? Il lui parut clair comme le jour que c’était Franz Nissel.

Pris de la fièvre de l’apostolat, il se mit à composer un nouvel évangile. Sa sœur en a publié quelques fragmens, qui rappellent par endroits Rousseau et la Confession du vicaire savoyard ; mais il serait cruel de pousser cette comparaison jusqu’au bout. C’était à de certaines heures et le plus souvent entre chien et loup qu’il sentait l’Esprit saint descendre sur lui ; sa tête s’échauffait, une lumière divine se répandait sur ses yeux ; aurait-il pu douter de sa mission sans s’insurger contre la volonté du Très-Haut ? « Est-il croyable, a-t-il dit lui-même, qu’un jeune homme modeste et timide, qui frémissait d’effroi lorsqu’il entendait le bruit d’une sonnette et d’une porte qui s’ouvrait, qu’un jeune homme qui devenait rouge comme braise quand un visiteur le surprenait dans son costume de maison fort étriqué et lui adressait quelques propos insignifians, est-il croyable que cet adolescent qui craignait tout se crût appelé par le ciel a métamorphoser le monde, à devenir un nouveau prophète, à fonder, pour le salut des hommes, une religion nouvelle ? »

Quand il parle dans ses mémoires ou dans ses lettres de cette utopie de ses jeunes années, il s’en exprime quelquefois avec une douce ironie, et plus souvent sur un ton de mélancolique regret. Il n’était dans le fond qu’à moitié détrompé. « Peut-être, écrit-il quelque part, eus-je dans ce temps un accès de fièvre chaude ou de manie des grandeurs. » Mais il ajoute : « Je n’en suis pas sûr, car nous avons beau chercher à nous connaître, que savons-nous de certain sur nous-mêmes ? »

Au cours d’un voyage qu’il fit dans le Tyrol en 1861, il rencontra à Salzburg un enfant dont la figure expressive, ouverte et intelligente le frappa.

Il l’attira sur ses genoux, et lui dit : « Quel est le mystère de ta destinée ? Seras-tu un jour le sage des sages et trouveras-tu la formule magique qui guérit tous les maux ? Es-tu le grand homme dont les peuples ont besoin pour les délivrer des préjugés funestes et leur ouvrir la porte de ce monde idéal où les réalités sont belles comme des songes ? » Au moment où il étendait les mains sur la tête de l’enfant prédestiné pour le bénir et le sacrer, il s’aperçut que sa jaquette était râpée et trouée, et se ravisant, il s’écria : « Un grand esprit logé dans la tête d’un gueux ! Un prolétaire aspirant à devenir un héros ! Quelle misère ! Ah ! pauvre enfant, les petits soucis de la vie, la