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et que plus la discussion se développait, plus il était difficile de bien saisir la pensée du gouvernement. Lui-même a paru en changer plusieurs fois et s’embrouiller terriblement dans ses variations. Il faudrait, pour démêler cet écheveau, une finesse d’analyse que nous n’avons pas. M. le président du Conseil a lu à la tribune quelques articles de journaux, incontestablement odieux, afin de montrer la nécessité de la loi. On en a conclu qu’il se proposait de poursuivre les articles du même genre ; mais, d’abord, ceux qu’il a lus ont déjà été poursuivis et condamnés en vertu des lois préexistantes, et il a mis, un peu plus tard, une grande insistance à déclarer que le projet de loi ne visait pas la presse. S’il ne vise pas la presse, pourquoi l’avoir justifié par la lecture d’articles de journaux, et, s’il la vise, pourquoi ne l’avoir pas dit courageusement ? On aurait su du moins à quoi s’en tenir. On l’a su moins que jamais lorsqu’un orateur a interrogé le gouvernement au sujet, non plus des articles de journaux, mais des chansons. Il y a des chansons anarchistes : dans quel cas tomberont-elles sous le coup de la loi ? M. le garde des sceaux l’a expliqué de la manière la plus nette, mais en même temps la plus imprévue. La même chanson, suivant qu’elle sera chantée en public ou en comité privé, sera passible, dans le premier cas, des lois antérieures, et, dans le second, de la loi nouvelle. Le chanteur public ira devant la cour d’assises, et le chanteur à huis clos devant les tribunaux correctionnels, comme plus dangereux. Quand la Chambre a entendu énoncer cette distinction, elle avait déjà, heureusement pour elle, renoncé à comprendre. Mais que faut-il en conclure, sinon que le signe caractéristique du délit de propagande anarchiste est le fait de s’être produit secrètement ? La propagande d’homme à homme, la suggestion criminelle faite de la bouche à l’oreille, est sans doute très redoutable et nous comprenons qu’on ait cherché à l’atteindre. N’a-t-on, toutefois, voulu atteindre que celle-là ? Alors, en effet, la presse est hors de cause, car elle s’adresse au public ; mais aussi la loi perd une grande partie de sa portée.

Elle en a perdu plus encore lorsque la Chambre, sur l’avis conforme de la commission et du gouvernement, a adopté un amendement de M. Léon Bourgeois, d’après lequel les délits prévus par la loi devront, pour être passibles de la juridiction correctionnelle, avoir été commis avec une intention de propagande anarchiste. Le gouvernement, dans la rédaction première de son projet, avait bien imposé cette obligation pour un certain nombre de délits, mais non pas pour tous, ni même pour le plus grand nombre. Était-ce de sa part une négligence ? Était-ce une intention réfléchie ? On ne le saura jamais. Dès le premier assaut de M. Bourgeois, il s’est empressé de capituler. — Oui, a-t-il dit, pour que la juridiction soit changée, pour que les délits visés ressortissent aux tribunaux correctionnels, il faudra