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de si haut : c’est elle qui a tout entrepris de son chef, nous ne lui avons rien demandé sur cet objet. Elle n’est pas sans vues (en le poursuivant), mais il n’est pas juste qu’elle les remplisse à nos dépens. Et cela m’a fait venir dix fois dans la tête le vers que vous connaissez :

Et qui vous a chargé du soin de ma famille ?

« Le comte Uhlfeld, ajoute Hautefort, prononça ces mots avec une sorte d’émotion et se tut. »

Une fois les rapports mis sur ce pied de familiarité, ce fut presque chaque jour entre l’ambassadeur et les personnes royales des scènes qui donnaient lieu à de véritables épanchemens de confiance. Averti qu’à Berlin on accusait l’Autriche de faire des préparatifs pour une guerre prochaine : « Cela n’est pas vrai, » s’écriait l’empereur (car on mettait volontiers l’honnête gentilhomme en avant quand il y avait lieu de craindre qu’une parole féminine parût trop passionnée). Je ne veux pas la guerre, et on ne me la fera pas faire, car on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif. C’est le roi de Prusse qui, par ses soupçons continuels, veut donner prétexte à une nouvelle guerre pour mettre encore une fois, pendant qu’on sera occupé ailleurs, la patte sur nous. Mais s’il nous attaque, je sacrifierai tout, femme et enfans, et tout ce que j’ai de plus cher, et nous laisserons plutôt les Turcs arriver à Vienne que de lui céder. On me dit qu’on ne veut pas me croire chez vous, et on a tort. Je sais que Blondel est mal vu et qu’on cherche à le perdre parce qu’il a bien parlé de nous. Et qui sait ? peut-être va-t-il vous en arriver autant si vous rendez justice à la vérité[1] ! »

Hautefort, en effet, étonné lui-même de pousser si loin l’intimité, ne tarda pas à s’apercevoir qu’à Paris on commençait à le soupçonner de se laisser à son tour enjôler par de bonnes paroles. Il se justifia sur le ton d’un homme qui, se sentant en présence d’une vérité dénuée de vraisemblance, croit de son devoir et de son honneur de tout faire pour l’attester. — « Si l’on me trompe ici, écrivait-il, il faut avouer que jamais tromperie n’a été cachée sous plus d’apparence de vérité, sans que je puisse, quelque réflexion que j’y fasse, en deviner ni le motif ni la nécessité. Et puis, quand même Leurs Majestés Impériales ne désireraient dans le fond de leur cœur ni la confiance ni l’amitié du roi, serait-il de leur prudence de chercher de gaîté de cœur à se l’aliéner à jamais ?… N’imaginez pas qu’il y ait de prévention de ma part, je

  1. Hautefort à Puisieulx, 16, 24 janvier, 3 février 1751 ; 19 avril, 3 mai, 17 mai 1752 et passim. (Correspondance d’Autriche : ministère des Affaires étrangères.)