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Car, si les titres sont peu justifiés et les types assez déplaisans, ces deux toiles, exécutées vers la fin de la vie de l’artiste, comptent pourtant parmi les plus magistrales qu’il ait peintes. Ce sont à vrai dire de simples études et dont les modèles appartiennent à cette catégorie de cyniques et de drôles qui foisonnaient dans l’Espagne d’alors, au témoignage de ses propres romans. L’Ésope est un vieux bohème, au teint bilieux, aux cheveux gris, abondans, en broussailles. La moue de sa bouche accentue encore l’ironie gouailleuse de ses petits yeux. Enveloppé d’une houppelande brune, la poitrine ouverte, débraillée, il tient à la main un grand livre, et à ses pieds, à côté d’une couverture, se trouve un baquet rempli d’une eau pure à laquelle ce personnage assez peu ragoûtant aurait quelque raison de recourir, car le lambeau de linge qu’il laisse paraître est d’une propreté plus que suspecte. Le pendant, Ménippe, est un sacripant d’espèce pire encore ; celui-là n’a pas même un bout de linge à montrer, mais il se drape fièrement dans son manteau noir frangé par la misère. Avec sa face patibulaire, son air narquois et insultant, sa barbe grisonnante, son vieux chapeau planté de travers, il regarde impudemment le spectateur, et son nez qui trognonne proteste contre la cruche d’eau posée auprès de lui. Il a dû exercer bien des métiers, et pas toujours des plus avouables, avant de trouver asile dans les antichambres de Philippe IV et d’exercer sa verve caustique aux dépens des courtisans. C’est à force d’insolence qu’il gagne les maigres appointemens qui, de façon fort irrégulière, lui sont servis par la cassette royale.

Dans ces divers ouvrages, la franchise des attitudes et l’accent individuel des physionomies sont mis en pleine lumière par l’ampleur de la facture et la simplicité même des compositions. Parfois les figures se détachent sur un fond uni ; parfois, comme dans le portrait du Primo, un bout de paysage brossé à grands coups par-dessus ce fond en laisse encore transparaître par places la couleur noirâtre. Ce n’est qu’avec une sobriété extrême que l’artiste introduit, à côté de ses modèles, quelques accessoires significatifs destinés à mieux les caractériser. Et cependant personne n’a peint avec une perfection aussi magistrale ces papiers, ces livres, ces parchemins, ces vases ou ces armures qui ajoutent, à l’occasion, une note heureuse à l’harmonie du tableau. On admire et avec raison chez Chardin cette manière grasse et fondue, ces colorations savoureuses à la fois pleines et discrètes, cette touche variée qui excelle à résumer la forme et à spécifier la substance des divers objets qu’il dispose dans ses natures mortes ; même en ces riens un peintre tel que lui parvient à manifester