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se rapprochât d’aucun autre : il n’y avait pas jusqu’à l’ennui qu’il ne mit au-dessus de la banalité.

C’est ce qui m’empêche de regretter que son influence n’ait pas été plus grande. Encore a-t-elle été considérable, surtout parmi ces jeunes étudians d’Oxford qui, vivant dans son contact quotidien et croyant l’imiter, en venaient vite à mépriser, comme vulgaire, tout ce qui est naturel et simple. M. Pater a ainsi contribué, sans le vouloir, à cet affaiblissement, à cette diminution graduelle de vie et de santé que les critiques anglais sont eux-mêmes forcés de constater dans la littérature d’à présent. Son exemple a détourné les jeunes écrivains des genres qui convenaient le mieux à leur tempérament national. Il leur a donné le goût d’une afféterie, d’une préciosité, d’un soi-disant raffinement, qui touchent de bien plus près au pédantisme qu’à la poésie.

Mais, avec tout cela, M. Pater n’en a pas moins été un artiste ; et, pour rester toujours d’une élégance un peu recherchée, ses œuvres compteront cependant parmi les plus parfaites de la littérature anglaise. Dans Marius l’Epicurien, dans les Portraits imaginaires, surtout dans certains écrits de pure critique, tels que l’Essai sur Léonard de Vinci et l’Essai sur le style, il y a des pages entières qui chantent délicieusement à l’oreille, ou qui ravissent les yeux par la douceur nuancée de mobiles images.

J’aurai sans doute, d’ailleurs, l’occasion de revenir bientôt sur la personne et sur l’œuvre de cet admirable écrivain, car j’imagine que toutes les revues anglaises se feront un devoir de lui consacrer une étude dans leur prochaine livraison, ne serait-ce que pour compenser la façon, vraiment un peu trop sommaire, dont il vient d’être apprécié dans les journaux quotidiens. Toute sa vie, M. Pater a collaboré aux revues de son pays. C’est, je crois, dans Macmillan’s Magazine qu’ont été publiés ses premiers Essais sur la Renaissance ; et la mort l’a surpris au moment où il achevait, pour la Nineteenth Century, une série d’articles sur les Grandes Cathédrales de France.

Les deux premiers articles de cette série ont paru il y a quelques mois : l’un sur la Cathédrale d’Amiens, l’autre sur l’Église de Vézelay. Ils sont un nouveau témoignage de l’ardente curiosité de M. Pater pour notre pays, curiosité qui, de tout temps, lui a fait choisir de préférence chez nous les sujets de ses études. Il ne se contentait pas, au reste, d’aimer la France ; il la comprenait et la jugeait mieux que personne, peut-être, de ses compatriotes. Je crois bien qu’il était le seul des écrivains anglais qui n’incarnât pas absolument l’esprit français dans Voltaire et dans Béranger. Il avait été frappé, au contraire, de ce qu’il y a dans notre caractère national de sérieux, de passionné, de profondément poétique. L’âme de Watteau le touchait davantage que celle de Voltaire ; et personne, même en France, n’a aussi bien défini le charme