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jusqu’à la perfection, nous laisser une image vraiment typique et intime de cette mystérieuse figure.

Bien qu’on ne sente jamais l’effort dans ces divers ouvrages, on peut penser cependant à tout ce qu’ils exigeaient de contention de la part d’un artiste si spontané, si indépendant ; et l’on comprend qu’il eût à cœur de se dédommager en consacrant ses rares momens de loisir à des tâches moins ingrates. C’est avec bonheur qu’il se retrempait dans le commerce de la nature ; mais comme il ne pouvait beaucoup s’éloigner à cause des obligations de sa charge, force lui était de chercher à portée des résidences royales les motifs de ses études. Là encore, dans le décor artificiel imposé au paysage, il retrouvait quelque chose des contraintes de la cour. Au lieu des rusticités pittoresques de la campagne abandonnée à elle-même, ce n’étaient partout, en effet, qu’arbres impitoyablement alignés et taillés, que bosquets réguliers et symétriques, parterres à compartimens, eaux emprisonnées se répandant en cascades dans des vasques de marbre, ou jaillissant en jets d’eau parmi des statues de personnages mythologiques. Du moins se plaisait-il à égayer la solitude des grandes allées des parcs en y plaçant çà et là, comme dans la Calle de la Reina d’Aranjuez, des carrosses de la cour attelés de mules, avec leur escorte de cavaliers ; ou aux abords de la Fontaine des Tritons, des promeneurs, des marchands, un jeune galant qui offre des fleurs à sa belle et des dames coquettement attifées, dont les tournures dégagées et pimpantes font déjà penser à notre Watteau. Tout cela, arbres, ciel, bêtes et personnages, prestement enlevé, du bout d’un pinceau sûr et agile, avec la sincérité charmante et le goût d’un grand artiste qui met en tout sa marque et donne en quelques traits l’idée de la vie. Malheureusement ces études magistrales, exposées sans doute dans des conditions mauvaises aux brusques alternatives d’un climat excessif, ont assez souffert et beaucoup noirci : elles sont bien loin d’égaler pour la fraîcheur et la vivacité du ton les deux paysages de la villa Médicis dont nous avons parlé plus haut.

Nous retrouvons mieux Velazquez, avec son éclat habituel et un sens plus élevé de la nature, dans le grand tableau des Ermites (n° 1057) peint probablement une année avant sa mort pour la chapelle de l’Ermitage de Saint-Antoine à Buen-Retiro[1]. L’épisode choisi par l’artiste est celui de la visite de saint Antoine à saint Paul dans le désert, où le corbeau qui depuis soixante ans

  1. La conservation de ce bel ouvrage serait excellente, n’étaient les innombrables éclaboussures d’un liquide coloré dont il est constellé et qu’on pourrait, croyons-nous, enlever très facilement.