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jaunâtre qui tranche sur le vert épais de la jupe. D’un geste élégant et plein de naturel, elle dévide la laine, et sa silhouette gracieuse se détache nettement sur la muraille d’un gris sombre. Autour d’elle, dans la tonalité sobre et vigoureuse du premier plan, on sent comme la tiède atmosphère des heures chaudes d’une journée d’été, dont le bruit monotone du rouet et le ronronnement d’un chat béatement pelotonné parmi les déchets de la laine troublent seuls le silence. Vers le centre, au contraire, s’opposant à ces colorations pleines et savoureuses du premier plan, dans la baie ouverte en arcade et envahie par la lumière, éclate le joyeux concert de nuances délicates et légères, les bleus, les gris tendres, les roses frais des écharpes et des robes des deux élégantes visiteuses très vivement éclairées. Les rayons du soleil se jouent sur la tapisserie, où l’on entrevoit vaguement deux personnages allégoriques et comme une figure d’Europe sur un taureau blanc, escortée par un vol de petits Amours dans un ciel pâle. On s’oublie à suivre ces accords argentins et doux répandus dans l’air et, plongé dans une délicieuse contemplation, on songe à peine à la date et à la nouveauté d’un ouvrage qui dépasse de si loin nos prétendues inventions, ces vulgaires glorifications du travail dans lesquelles trop souvent nos artistes n’en étalent que les grossièretés matérielles ou les laideurs. En présence de ce simple sujet transfiguré par un maître, il semble, au contraire, que l’on ait sous les yeux un de ces tableaux qu’à certains momens privilégiés la nature elle-même s’ingénie à composer comme des œuvres exquises, en joignant à la vie et aux grâces de la réalité toutes les séductions de l’art le plus accompli.


IX

C’était pour Velazquez une trop rare fortune d’avoir à traiter pareils sujets et de profiter des diversions heureuses qu’il y trouvait pour se reposer des ennuis de sa charge. Cependant sa chère peinture elle-même ne lui faisait pas oublier les devoirs que cette charge lui imposait, et pour la sûreté, la discrétion et le zèle qu’il mettait à les remplir, Philippe IV ne pouvait trouver un serviteur plus loyal. Depuis trente-cinq ans déjà il était attaché à la personne du roi, quand celui-ci songea à récompenser un dévouement dont il avait reçu tant de preuves. Au dire de Palomino, c’est à l’Escurial. pendant la semaine sainte de 1658, qu’il proposa à Velazquez le choix entre les différens ordres dont il était le dispensateur, ceux d’Alcantara, de Calatrava et de Saint-Jacques. Le peintre se décida pour ce dernier, qui peut-être lui semblait le plus enviable parce qu’il n’avait été que très rarement