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d’instans les âmes individuelles apportées là par des milliers de spectateurs. Qu’est-ce donc quand les spectateurs sont en même temps acteurs, quand ils s’imaginent avoir pour auditoire la France entière ? Tout abuse l’esprit, perspectives trompeuses de la scène, dimensions illusoires des personnages, exagération ou fausseté des sentimens. Tout s’enfle et se dénature, la sensibilité s’égare comme la raison, les amours-propres s’exaspèrent, des moutons deviennent enragés, des héros s’affaissent en de subites lâchetés. Et, dans ce théâtre du Parlement plus que dans tous les autres, dans cette atmosphère saturée d’électricité, les accidens physiques, chaleur, bruit, fatigue, agissent souverainement sur les nerfs des hommes assemblés. Une ou deux fois, on a essayé de tenir des séances de nuit, comme nos voisins d’Angleterre. Quand on les propose, le gouvernement supplie ses amis de les repousser. Chez nous, il n’est pas un cabinet qui puisse se flatter de survivre aux excitations et aux brusques hasards d’une séance de nuit. — Point n’est besoin d’avoir lu les récens travaux sur la psychologie des foules pour comprendre que la Chambre, délibérant dans ces conditions, n’est plus l’addition des unités auxquelles je rendais justice tout à l’heure, mais une combinaison chimique où l’on ne retrouve presque rien des élémens constitutifs.

Notre paralysie est due à beaucoup d’autres causes. Tout d’abord à de mauvaises méthodes de travail. Un texte de loi arrive en discussion : ce n’est pas toujours un chef-d’œuvre, et l’on peut regretter que le Conseil d’Etat ne soit pas chargé de l’élaboration des projets législatifs. Pourtant ce texte a été rédigé par des spécialistes, il présente une certaine cohésion. Aussitôt la pluie des amendemens s’abat ; les uns inspirés par un désir sincère d’améliorer la loi, mais souvent saugrenus ; les autres dictés par des arrière-pensées politiques, insidieux et prenant prétexte de cette loi pour tendre les pièges où trébuchera peut-être le cabinet. Une surprise de sentiment, la séduction d’un mot heureux, la pression de quelques journaux, le malin plaisir de taquiner des adversaires ou la nécessité momentanée de leur donner un gage, cent motifs étrangers à l’objet du débat peuvent faire adopter un premier amendement. Le lendemain, des motifs d’un autre ordre en feront accueillir un second, parfois contradictoire au premier, et voté peut-être avec l’appoint de députés absens la veille, peu au courant de la discussion. Ainsi de suite, jusqu’au moment où la loi ne sera plus qu’un assemblage de lambeaux hétéroclites, mal cousus, un monstre devant qui la Chambre reculera et qu’elle renverra au néant. Tel a été le sort de la plupart des lois importantes que nous avons vainement essayé de mettre sur pied ; en particulier de la loi sur les syndicats ouvriers. Elle devint, après