Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 125.djvu/249

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cou emprisonné et tenu droit par une cravate haute et raide, sa jolie petite tête féminine, sans barbe, rendue majestueuse par une chevelure abondante bien frisée, entrait-il en scène, dans un salon, dans un conseil, dans un congrès, il éteignait son air de malice, d’effronterie, de sensualité, et en prenait un d’examen, d’insouciance, de politesse froide et haute, de réserve ennuyée. Afin de mieux en imposer, de paraître profond, il gardait de longs silences, ou, d’une voix forte et grave, qui surprenait venant d’un corps en apparence grêle, il lançait solennellement quelque sentence préparée d’avance, d’ordinaire peu originale, car il était commun dans le sérieux[1], qui frappait toutefois par un certain tour relevé et par le poids qu’il accordait lui-même à ce qu’il disait.

Se retrouvait-il dans le laisser aller des relations privées, étant de ceux « qui portent leur velours en dedans », il se montrait doux, sans apprêt, d’une familière aménité, empressé à plaire, habile à s’insinuer, ingénieux à captiver par une conversation légère, mélange d’impertinence, de grâce, d’imperturbabilité, de bonne humeur. Si on le prenait à deux heures du matin, à la suite d’une soirée passée dans le monde, on n’avait qu’à l’écouter patiemment, sans paraître le pénétrer ; il jasait à tort et à travers, laissait échapper les secrets d’Etat les plus importans et commentait mille indiscrétions[2]. Il était particulièrement irrésistible à envelopper par le charme délicieux d’une flatterie exquise et comme involontaire. Bonaparte lui parlait de son projet de transporter sa bibliothèque à un étage supérieur de la Malmaison. « En effet, lui dit-il, vous ne pouvez habiter que sur les hauteurs. » — « Vous êtes un agioteur, lui disait Napoléon, combien avez-vous gagné avec moi ? — Je n’ai spéculé qu’une fois dans ma vie> repartit-il, j’ai acheté de la rente la veille du 18 brumaire. »

Prêtre sans vocation, homme d’Etat sans principes, avide de plaisirs, d’argent, d’importance, en quête, à toutes les époques, du dominateur du jour pour s’en servir en le servant, « dès ses premières années, il n’avait eu d’autre règle que de se mettre à la disposition des événemens » et, sans s’inquiéter d’aucun scrupule, « de ne pas élever d’obstacle entre l’occasion et lui, et de se réserver pour elle[3]. » Par prévision, il traitait ses ennemis comme s’ils devaient être ses amis, et ses amis comme s’ils devaient devenir ses ennemis[4].

  1. Duchesse de Broglie.
  2. Napoléon, Mémorial.
  3. Mémoires, t. I, p. 129.
  4. Napoléon.