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facilement de ne pas se presser que ce retard s’accordait avec le système de temporisation dont une partie du ministère ne s’était pas encore détachée. On avait reçu d’Amérique de meilleures nouvelles dont on désirait voir l’effet : non que sur mer la fortune nous fût revenue (cette bonne chance ne nous était pas réservée), mais deux attaques tentées par des officiers anglais à la tête des milices coloniales contre des forteresses françaises avaient assez tristement échoué. On aimait à se persuader que ce succès, qu’on faisait sonner très haut, agirait sur l’Angleterre pour l’intimider ou sur la Prusse pour la décider à se prononcer. Bref, on laissa Nivernais faire tout à l’aise ses préparatifs, et deux mois étaient déjà écoulés depuis l’incident qui avait rendu la guerre inévitable, que le jour de son départ n’était pas encore fixé.

Quant à Frédéric, il se montra flatté d’un choix dont l’importance était une marque d’égards pour lui et qui répondait d’ailleurs au goût qu’il avait de grouper autour de lui les gens de lettres français et de les honorer en les traitant de confrères ; mais il ne témoigna aucune impatience d’avoir à attendre quelque temps l’arrivée d’un envoyé qui pouvait le forcer à s’expliquer. Il fit même engager Nivernais à ne se mettre en route qu’après avoir pris toutes ses sûretés, afin de ne pas être exposé à quelque mésaventure du genre de celle dont Belle-Isle avait été victime pour s’être trop approché des dépendances de l’électoral de Hanovre. Seulement il resta entendu qu’à partir du moment où cette visite décisive était annoncée, le pauvre La Touche, moralement révoqué et tombé dans le néant, n’avait plus le droit d’élever la voix. Ainsi devaient s’écouler dans l’inaction et dans l’attente de longs mois qui, comme on va le voir, ne furent pas perdus pour tout le monde.

Un fait qui pourrait paraître singulier (s’il ne s’expliquait par la nature même de la situation politique dont la gravité pesait également sur toutes les parties intéressées), c’est que pendant que cette conversation déjà assez aigre, et pleine de réticences et d’ambages, était engagée entre la France et la Prusse, un dialogue absolument du même genre était établi entre les deux alliés (Angleterre et Autriche) qui étaient encore censés leur faire face. De ce côté aussi on se demandait avec inquiétude si on allait recommencer à faire campagne ensemble et dans quelle mesure on pouvait compter sur un appui mutuel. Seulement on procédait à cet examen de conscience avec plus de franchise ou, pour mieux parler, de rudesse.

Le doute à cet égard était d’autant plus naturel que les sujets de mésintelligence que j’ai déjà eu à signaler entre les cabinets