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l’indépendance, pour ne pas dire de l’anarchie cosaque, contre la « despotie » constituée dans les plaines supérieures. Les fleuves sont chemins de fuite aussi souvent que chaînes de geôle.

Un soupçon me vient. Sur ce territoire si propice à ses études, et qu’il passe sous silence, ne trouverait-on pas le germe atavique des opinions qui ont passionné notre Petit-Russien ? Quand on fera avec des documens certains l’histoire de l’idée anarchique, on apprendra peut-être qu’elle a reçu son impulsion principale du pays d’où M. Metchnikoff était originaire, de ces libres espaces du Dnieper et du Don où les Zaporogues formaient encore, il y a un siècle et demi, les communautés les plus approchantes de l’idéal que nos réformateurs assignent à l’humanité. Je crois voir percer la pointe de la lance du Zaporogue dans cette phrase, la plus significative du volume que nous étudions : « Tandis que les savans et les philosophes se demandent encore si la civilisation est un bien ou un mal, les véritables créatrices de cette civilisation, les grandes masses populaires, semblent toujours l’avoir regardée comme un mal auquel la force a dû les contraindre. » — Comparez les dernières opinions de Léon Tolstoï et des autres penseurs russes qui font le procès de la civilisation. — Pauvre Cosaque fourvoyé dans la mansarde laborieuse d’une capitale, ce n’est pas moi qui lui jetterai la pierre, s’il y étouffait, si l’appel sourd des ancêtres lui donnait la nostalgie des libres associations de la steppe, s’il apportait leur audace et leurs révoltes dans cette autre steppe de la science, seule province franche et sans frontières ouverte aujourd’hui à l’inquiétude des aventureux !

Il n’a voulu prendre les exemples sur lesquels il étaie ses raisonnemens que dans l’ancien monde oriental. Il en a choisi quatre : en Afrique, le Nil ; on Asie, les trois couples de fleuves historiques, Tigre et Euphrate dans la Mésopotamie, Indus et Gange dans l’Inde, Yangtsé-Kiang et Hoang-Ho à la Chine.

On devine que le Nil sert l’écrivain à souhait. Il le sert presque trop bien, il est à lui seul toute la thèse, sans qu’il y ait lieu d’insister sur l’évidence. Les anciens n’avaient pas attendu nos théories savantes pour répandre dans le monde entier cet axiome, que le Nil fait l’Egypte. Le Nil est un organisme supérieur, un être vivant, à meilleur titre que plus d’un personnage de chair et des mentionné par l’histoire. Tout conspire à grandir sa fonction créatrice, à lui donner la figure d’un dieu toujours agissant ; tout, jusqu’au mystère de ses sources, si longtemps impénétrables et qui a fait travailler l’imagination des hommes plus que toutes les autres énigmes du globe : Alexandre y rêvait fréquemment ; Néron, ce grand curieux, envoya à la découverte deux centurions,