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Pendant qu’on procédait au ministère à l’élaboration de ce triste document, le ministre de Prusse crut, à la faveur d’une indiscrétion, en avoir connu la substance et les points principaux, et il fit part de cette communication à Frédéric qui l’avait fort pressé de se la procurer. « J’ai été bien aise, répondit le roi, d’avoir été instruit par vous des points de l’instruction qu’on va donner au duc de Nivernais qui, quelque vague et misérable qu’elle soit, m’indique au moins ce que ces gens-là veulent[1]. » Qu’aurait-il dit, s’il avait connu le texte que nous avons sous les yeux ?

C’est cette analyse anticipée (d’ailleurs assez inexacte) faite par le ministre prussien qui donne l’explication d’un fait dont j’avoue avoir été d’abord assez embarrassé. J’avais lu comme tout le monde dans l’histoire de la guerre de Sept ans faite par Frédéric la petite historiette suivante que tous les écrivains, sur la foi d’une si haute autorité, n’ont pas manqué de textuellement reproduire. « L’argument le plus fort qu’employa le duc de Nivernais pour persuader au roi cette alliance et cette guerre, ce fut de lui offrir la souveraineté de l’île de Tabago… Cette offre était trop ridicule pour être reçue : le roi tourna la chose en plaisanterie et pria le duc de Nivernais de jeter les yeux sur quelqu’un qui fût plus propre à être gouverneur de l’île de Barataria. »

Or je ne trouvais dans l’instruction, dont je n’essaie pas (on le voit) de dissimuler la maladresse, aucune espèce d’allusion à cette petite île de l’Atlantique, ni même mentionné nulle part le nom de cette localité. Je ne le trouvais pas prononcé davantage dans les entretiens du duc avec le roi qui, comme on le verra, ne furent jamais engagés sur un terrain qui permît d’aborder aucune proposition de ce genre. J’hésitais pourtant à croire que l’anecdote fût inventée de toutes pièces. C’est dans la lettre, tout à l’heure citée, de Knyphausen, que j’ai fini par découvrir quel pouvait en être le fondement, ou plutôt le prétexte. « Je sais, dit l’agent prussien, qu’on pensait à offrir à Votre Majesté la garantie de la principauté d’Ostfriese, qui lui est contestée par l’électorat de Hanovre. Il m’a été assuré aussi qu’on a proposé dans le conseil d’offrir à Votre Majesté la propriété des îles de Tabago, Saint-Vincent et Sainte-Lucie qui sont réputées neutres. Comme ces îles sont très propres à la culture de l’indigo, du tabac, du sucre et du coton, on a non seulement observé que Votre Majesté en les peuplant et en les faisant cultiver en retirerait de grands avantages relativement à son commerce, mais on a remarqué aussi que la France y trouverait son intérêt, vu que ce serait un poids

  1. Frédéric à Knyphausen, 8 novembre 1755. — Pol. Corr., t. XI, p. 372.