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Je passais à cette époque pour un des meilleurs coureurs de l’école, où nous jouions aux barres avec passion. Je sautai dans le jardin et je rattrapai la tête de colonne à la hauteur de la rue de Castiglione. Le colonel de la 6e légion n’était pas à sa tête. Heureusement le lieutenant-colonel, qui le remplaçait, M. Watrin, de Metz, mon compatriote, me connaissait personnellement. Je lui expliquai en quelques mots ce qui se passait, ce qu’on attendait de lui, et j’eus la bonne fortune de le convaincre. Il fallait qu’il me crût sur parole, puisque je ne lui apportais qu’un ordre verbal. Aussitôt, pour gagner du temps, nous traversâmes les Tuileries en diagonale, en prenant le chemin des quais. C’était un léger raccourci, surtout c’était une voie moins encombrée. Comme nous l’avions prévu, nous ne rencontrâmes sur notre route aucune difficulté.

Un quart d’heure après, nous débouchions au pas de course sur la place de l’Hôtel de Ville. Là nous attendait un spectacle tout à fait singulier. Les fenêtres de l’établissement municipal étaient garnies de personnes qui n’appartenaient ni au gouvernement ni à l’administration, qui s’installaient là comme en pays conquis et lançaient sur la place des appels aux armes. On reconnaissait parmi elles quelques-uns des habitués et des orateurs des clubs les plus violens. C’étaient ceux-là mêmes qui répétaient chaque soir qu’on allait se débarrasser de Lamartine, comme d’un endormeur du peuple. L’attentat était flagrant, l’usurpation sur la volonté nationale manifeste.

Chose extraordinaire, indice particulier du désordre des temps, un général de division, et deux régimens d’infanterie, les armes en faisceaux, assistaient impassibles à cette prise de possession du pouvoir. Je m’approchai du général en lui demandant pourquoi il n’agissait pas. Il me répondit philosophiquement : « Je n’ai pas d’ordres. » C’était cependant un brave soldat, le général Fouché, ancien commandant de la division de Metz. Auprès de lui, son aide de camp, M. Husson de Prailly, qui devait être tué dans les journées de Juin, se mordait les lèvres pour ne pas éclater. La révolution de Février avait émoussé chez beaucoup de chefs la trempe des caractères. Ils demeuraient inquiets et irrésolus, ils ne discernaient pas le devoir. Une première émeute ayant eu raison contre eux, ils se demandaient si les émeutiers du jour ne seraient pas une seconde fois les vainqueurs du lendemain.

Nous, nous n’étions pas comme le général. Nous avions reçu des ordres formels, et nous comprenions la nécessité d’y obéir. Après nous être retournés vers nos hommes, après avoir reconnu avec joie qu’ils étaient pleins d’ardeur, nous marchâmes