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décoration extérieure à la vie intime ; elle est plus idolâtrique et moins religieuse, plus pittoresque et moins philosophique, plus limitée et plus belle… » Alors, contre cette définition trop étroitement nationale, contre ce reproche et cette louange à la fois, ne vous semble-t-il pas entendre là-bas, dans les derniers échos des basiliques romaines, protester le génie plus humain que pittoresque, le génie intérieur et non décoratif, le génie pur de toute idolâtrie et profondément religieux de Palestrina ?

Mais si par certains côtés le maître de Préneste est en dehors, peut-être au-dessus de sa race, par d’autres, cette race déjà s’affirme ou plutôt s’annonce en lui. Il a fait œuvre italienne parce qu’il a fait œuvre de simplicité et de clarté. Aux rayons du soleil d’Italie il a fondu le premier la croûte de glace où le moyen âge avait emprisonné la musique. Alors, à travers la polyphonie allégée, éclaircie, l’air et la lumière ont passé, et de l’harmonie lentement la mélodie s’est dégagée. Encore vague, mais déjà sensible pourtant, elle apparaît dans les messes, dans les motets surtout de Palestrina ; à la surface des ondes sonores elle monte, elle affleure et elle sourit. Or la mélodie est l’âme de la musique italienne ; elle est cette musique même. Née de Palestrina à la fin du XVIe siècle, la mélodie se développera dans les siècles suivans ; les maîtres que nous étudierons ultérieurement : les Marcello, les Pergolèse, la feront de plus en plus italienne, latine, c’est-à-dire formelle et plastique. Alors ce sera l’âge d’or de la mélodie, et deux siècles après la renaissance des autres arts, la renaissance attardée mais éclatante de la musique. Oui, dans cette renaissance particulière se retrouveront les deux principaux caractères de la renaissance générale : l’émancipation de l’individu et la conception de l’art pour l’art. La mélodie remplacera la polyphonie parce que la mélodie est plus individualiste, parce qu’elle est en musique la représentation et l’affirmation de la personnalité. D’autre part on admirera, on adorera la beauté en elle-même et pour elle-même ; on n’adorera plus qu’elle, et de tout contrôle on l’affranchira. Alors, d’un bout à l’autre de la péninsule, le fameux Com’è bello ! redeviendra le cri universel. Alors la musique, moins religieuse, moins grave, moins intime, sera plus extérieure, plus décorative et plus joyeuse, et cette moitié de son âme, qu’à l’époque de Palestrina l’Italie avait perdue, à l’époque de Marcello l’Italie l’aura retrouvée.


CAMILLE BELLAIGUE.