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mais peu s’en faut. Vous sentez combien mon discours et mon existence doivent m’embarrasser dans une pareille circonstance : je m’en tirerai le mieux que je pourrai. » — Et dans une lettre écrite sur un ton plus intime, il ajoutait : — « Le public de Berlin prend la circonspection que j’ai observée jusqu’ici dans mes discours et mon maintien pour de l’ignorance. On a cru que le roi de Prusse m’avait tout caché, et peu s’en est fallu qu’on ne m’ait regardé comme un imbécile[1]. »

Enfin dans une lettre adressée presque le même jour au comte de Broglie, alors ministre à Dresde, mais de tout temps son ami, il lui disait : — « Votre patriotisme aurait été aussi ahuri que le mien si vous étiez arrivé ici le 12 janvier, pendant que la convention se signait à Londres le 16… Quant à la forme, c’est-à-dire à la manière et aux circonstances, je crois que le mieux à faire est de se taire, et c’est le parti que je prends. Il y a des choses qu’il faut laisser parler toutes seules[2]. »

Une susceptibilité bien naturelle aurait dû porter un homme doué d’un tact aussi délicat que le duc de Nivernais à se dégager au plus tôt, avec une juste fierté, d’une situation qui prêtait à rire. Mais eût-il éprouvé ce désir aussi vivement qu’on devrait le croire, il ne lui aurait pas été permis d’y donner une satisfaction immédiate. Il fallait bien prendre le temps nécessaire pour connaître l’impression qu’on aurait ressentie à Versailles en apprenant le changement de front à peine soupçonné avant son départ. De plus, si le but réel de sa mission avait été de s’assurer du rôle que Frédéric comptait jouer dans la crise présente (point sur lequel il n’y avait plus rien à apprendre), le but apparent était de faire revivre les clauses d’un ancien traité un peu oublié et dont l’échéance était prochaine ; et Frédéric, loin de s’y refuser, offrait au contraire, on l’a vu, de renouveler le texte même du traité en lui donnant pour l’avenir une forme plus étendue. C’était la preuve assurément qu’il n’attachait pas grande importance à des engagemens généraux, dont, à l’occasion, il savait toujours ne tenir que le compte qui lui convenait ; mais il n’en fallait pas moins demander de nouvelles instructions appropriées à la nouveauté des circonstances. Puis Frédéric offrait toujours de se porter médiateur dans le conflit américain ; proposition qui n’avait, il est vrai, jamais eu aucune chance d’être acceptée par l’ardeur

  1. Nivernais à Rouillé, 3 février 1756. — Les dernières phrases sont tirées d’une lettre non datée, citée par M. Lucien Perey, Un petit-neveu de Mazarin, p. 367. — Comme elle ne se trouve pas aux Affaires étrangères, elle doit être tirée des archives d’Havrincourt, dont cet écrivain a ou communication.
  2. Le duc de Nivernais au comte de Broglie, 20 février 1756 (Supplément à la Correspondance de Prusse : ministère des Affaires étrangères).