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partout, soit par l’administration des domaines impériaux, soit par le service de l’annone, soit enfin par l’espoir de s’enrichir dans ces contrées dont on vantait la fertilité merveilleuse. Il doit donc y avoir eu, jusqu’à l’invasion des barbares, une sorte de courant continu qui entraînait les Romains en Afrique.

Peut-on évaluer de quelque manière le nombre de ces immigrans ? M. Masqueray a essayé de le faire, et voici comment il raisonne : « Depuis 1830, malgré les incertitudes de notre premier établissement, 195 000 Français et 182 000 Italiens ou Espagnols, en somme 377 000 Européens, sont venus s’établir en Algérie[1], et nous pouvons admettre que, si notre domination continue à s’affermir, ce nombre sera doublé en cinquante ans. Or les Romains ont possédé non seulement l’Algérie, mais le Maroc, la Tunisie et la Tripolitaine pendant sept siècles. C’est donc rester certainement au-dessous de la réalité que de leur attribuer, en ne tenant pas compte, si l’on veut, de trois de ces siècles (les deux premiers et le dernier) l’introduction de 4 millions d’hommes dans l’Afrique septentrionale. »

Qui ne voit du premier coup tout ce qu’il y a d’hypothétique dans ce calcul ? Il repose sur des analogies entre le temps présent et le passé qu’on admet sans les avoir démontrées. Sommes-nous sûrs que la situation de la République romaine, après la conquête de l’Afrique, fut assez semblable à la nôtre pour conclure légitimement de nous à elle ? Et dans la suite, devons-nous croire que l’émigration n’ait jamais souffert de ralentissement et d’intermittence ? Les circonstances ne paraissent pas lui avoir toujours été également favorables. Dès le commencement de l’Empire, on nous dit que l’Italie se dépeuple, que les campagnes deviennent désertes, que les villes sont trop grandes pour leurs habitans. Est-il probable qu’alors il partait tous les ans pour Carthage, des ports de Pouzzoles ou d’Ostie, autant de négocians et d’agriculteurs que lorsque les villes et les campagnes regorgeaient de monde ? D’ailleurs l’Afrique ne devait-elle pas avoir beaucoup perdu de son attrait, depuis que les meilleures places y étaient prises ?

Ce qui me paraît le plus sage, c’est de dire que le nombre des Romains qui s’étaient établis en Afrique devait être considérable ; quant à en fixer exactement le chiffre, je ne le crois pas possible. Nous ne le savons pas, et il est vraisemblable que nous ne le saurons jamais.

  1. L’ouvrage de M. Masqueray, d’où ce passage est tiré, a paru en 1886. Depuis, ces nombres ont augmenté. Le dénombrement de 1891 donne les chiffres suivans : 267 672 Français d’origine ; 215 793 étrangers. En résumé, 483 465 Européens.