Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/19

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est essentiellement corrompue ; le gaspillage, le vol, la vénalité sont partout, l’affaissement se trahit de tous côtés, et à mes yeux le mal est désormais sans remède. » Ce langage, tenu devant une nombreuse assemblée, et bientôt connu du public, surprit vivement ceux qui l’avaient entendu. Au palais, à la Porte, l’irritation fut extrême. Ceux des ministres que l’ambassadeur avait menacés, Rechid-Pacha, le premier dont le nom reviendra souvent dans cette étude, sentirent eux-mêmes le besoin de protester hautement contre les paroles de lord Stratford.

Quelle était l’attitude de cet ambassadeur avec les représentans des autres puissances et quels rapports a-t-il entretenus avec eux ? Ses collègues étaient ses ennemis. Il ne souffrait pas qu’aucun d’entre eux pût le joindre à la hauteur où il s’était placé. Il s’appliquait, au besoin, à leur infliger, avec le concours des ministres turcs, dociles à son influence, des mécomptes, sinon des humiliations. Dans les relations qu’il était tenu d’avoir avec eux, il s’ingéniait à sortir du rang, si je puis m’exprimer ainsi. Il ne tolérait pas qu’on le fit attendre ; il n’arrivait lui-même que fort tardivement aux conférences ou aux dîners qu’il avait acceptés. Il crut pouvoir se permettre cette incartade avec le général Baraguey d’Hilliers, appelé en 1853, à l’ambassade de Constantinople, et que nous retrouverons plus loin. Peu endurant de sa nature, le général ne la souffrit pus. On était à table quand on l’annonça. « Monsieur l’ambassadeur, lui dit le général devant toute l’assemblée, je vous sais homme de trop bonne compagnie pour ne pas être convaincu que vous me saurez gré de ne pas avoir fait attendre plus longtemps ces dames et ces messieurs. » Lord Stratford se confondit en excuses, mais nous verrons qu’il a gardé un durable souvenir d’une si virulente leçon. Pour donner un caractère de véracité indiscutable au portrait que je viens de tracer, j’invoquerai le témoignage du général Baraguey d’Hilliers et de M. Sabatier, qui a géré l’ambassade intérimairement en 1852 : « Lord Stratford de Redcliffe, partant en congé, a écrit ce dernier le 25 juin, s’est embarqué le 11 de ce mois… Ce déparla été le grand événement de la semaine… Je crois pouvoir affirmer que, même parmi les personnes qui lui ont fait cortège, il n’en est pas une seule qui fasse des vœux pour son retour… Personne plus que nous ne doit se féliciter de son départ. Systématiquement hostile à la France, il a toujours été notre adversaire dans toutes les questions où nous n’avons pas voulu nous laisser traîner à sa remorque ou subir son jaloux et hautain patronage… » Deux ans plus tard, en juin 1854, quittant Constantinople pour aller prendre un commandement dans la Baltique, le général Baraguey d’Hilliers, sortant d’un conflit où il avait été engagé par la