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nous menaçait, elle eût été broyée,.le ne pouvais voir la mort de plus près, et, si elle m’avait cueilli, j’eusse été la victime d’un conflit diplomatique dû à de mesquines rivalités. La Providence en décida autrement, et loin d’en souffrir il me valut d’être accréditer à Constantinople en qualité de chargé d’affaires pendant toute la durée de la guerre. On jugea, à Paris, qu’un intérimaire tournerait plus aisément, s’il ne pouvait les prévenir, des difficultés qui procédaient bien plus du caractère des participans que de la nature des choses. La conjecture était au moins téméraire, et si je n’ai pas plus sombré sur terre que sur mer, je dois en rendre grâce à la vigilance avec laquelle le ministère des affaires étrangères m’a guidé et défendu. Je l’ai dû particulièrement à M. Thouvenel, alors directeur des affaires politiques, qui m’a invariablement aidé de ses conseils et soutenu de sa sympathie. C’était un homme d’une parfaite rectitude de sentiment, d’un esprit supérieur, d’un noble caractère, se défiant trop, par cet excès de modestie qui sied si bien au talent, de sa valeur personnelle. Il était, en outre, un écrivain de haute distinction, possédant toutes les ressources, toutes les finesses de la langue ; aussi les nombreuses dépêches qu’il a rédigées sont-elles restées comme des modèles de clarté, de précision, d’élégance, d’argumentation solide et élevée. C’était un travailleur infatigable. Sa santé en a souffert, et sa vie a été courte quoique bien remplie. Quand je lui ai succédé à la direction politique, j’ai trouvé, lui parti, un vide absolu. Laborieux par goût et par tempérament, il avait empiété sur la tâche de ses collaborateurs et fini par la réunir à la sienne. Il a fallu, après lui, remettre les choses au point et les personnes à leur place. Ma gratitude devait cet hommage à sa mémoire, restée vivante et chère à tous ceux qui l’ont vu à l’œuvre.

Le départ du général Baraguey d’Hilliers suivit de près l’arrivée du maréchal Saint-Arnaud. Ces deux vaillans soldats ne se seraient pas longtemps accordés s’ils avaient participé à la même entreprise, sans lien hiérarchique, l’un comme commandant de notre année, l’autre en qualité d’ambassadeur. Dignes et fiers, ils avaient tous deux le sentiment de leurs devoirs, mais l’un n’était pas plus endurant que l’autre. Le général était doté d’un caractère défiant et susceptible ; l’ambassadeur d’Angleterre l’avait rendu irascible. Le maréchal était jovial, expansif, mais jaloux au plus haut point de son autorité. Un conflit eût été bientôt inévitable entre ces deux hommes.

Le maréchal de Saint-Arnaud se mit à l’œuvre le jour même de son arrivée. Dirigeant lui-même tous les services, il tenait son état-major constamment en haleine, lui donnant l’exemple de ce