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constitution future s’esquisse dans sa pensée. Il relit Montesquieu ; mais il ne le prend point à la lettre ; il ne le tire point à l’absolu ; il n’y voit que des notes et des observations sur les différentes institutions des peuples, celles de l’Angleterre en particulier ; celles-là lui déplaisent fort : « Ce n’est qu’une charte de privilèges ; c’est un plafond tout en noir, mais brodé en or. » Les pouvoirs y sont mal définis ; ainsi pourquoi le législatif aurait-il nécessairement le droit de faire la guerre et de fixer l’impôt ? Ces combinaisons sont impraticables en France. Dans une démocratie, où toutes les autorités émanent de la nation, ni la prérogative de l’impôt, ni celle de la guerre et de la paix ne doivent être enlevées à l’exécutif ; il n’y a de bien défini en France que la souveraineté ; le reste n’est qu’une ébauche. Le pouvoir doit être considéré comme le vrai représentant de la nation. Il se divisera en deux magistratures : l’une qui surveillera et n’agira pas, le grand conseil de la nation : le législatif ; l’autre qui agira, gouvernera, régnera : l’exécutif. L’exécutif sera nommé par le peuple ; le législatif sera élu aussi par le peuple, mais le peuple ne pourra élire que des hommes déjà exercés aux affaires, ayant rempli des fonctions publiques. Les conseils légiféreront, mais ils n’auront même pas la faculté de parler du gouvernement : « Le pouvoir législatif, sans rang dans la République, impassible, sans yeux et sans oreilles pour ce qui l’entoure, n’aurait pas d’ambition[1]… »

Bonaparte s’était convaincu, par l’expérience qu’il en faisait tous les jours, de la nécessité d’employer le clergé à l’établissement de l’autorité. La terreur qu’il avait répandue à Rome, l’approche d’une élection pontificale, lui fournissaient une occasion, qui peut-être ne se renouvellerait plus, d’obtenir du Saint-Siège des concessions indispensables à la restauration du catholicisme en France, et que le Saint-Siège cependant avait obstinément refusées à des princes catholiques comme Joseph II et le duc de Parme. Bonaparte avait médité sur l’avortement de la « constitution civile » et sur le contresens de la persécution religieuse : le clergé sortait de la Révolution avec un prestige moral que ses privilèges et ses richesses lui avaient enlevé sous l’ancien régime. La terreur avait ramené le christianisme aux supplices, aux prisons, à la pauvreté, aux catacombes : elle lui avait rendu l’attrait du mystère, le péril de la foi, la majesté du martyre ; elle l’avait retrempé et rajeuni de plusieurs siècles. Le souffle religieux qui s’élevait venait îles profondeurs du peuple français. Il y avait là des forces à détourner et à capter. César pourra, avait encore dit de Maistre, « s’asseoir sur une croix renversée, mais

  1. Bonaparte à Talleyrand, 19 septembre 1797.