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sont blanches comme du lait. Je cause avec le garde, en faisant le tour de ces centaines de petits jardins cernés de murs, qui s’avancent en coins dans la plaine, maigres jardins sans arbres, et voici ce que j’apprends. Le domaine est une de ces grandes terres, de plus en plus rares en Espagne, qui s’appellent un pueblo de señorio, et où tout appartient au même maître, non seulement les champs, mais l’église, la mairie, les maisons particulières. On dit encore termino redondo, pour exprimer que le territoire est sans enclave. Celui de mon ami comprend environ 8 000 hectares, dont 3 000 labourés, 2 000 en pâturages, le reste en forêts et en roches arides. Le village est de deux cents feux, soit à peu près neuf cents habitans, entre lesquels la terre est divisée. Chaque famille cultive un lot, dont la grandeur varie avec le nombre des bras, et que désigne l’administrateur. Les pâturages, au contraire, sont communs, ainsi que le droit d’aller, dans la forêt, faire la récolte des glands. Je demande :

— Et le revenu du domaine, quel est-il ?

— Dérisoire, monsieur. Les fermages se payent à la Toussaint. Ils consistent en douze cents fanegas de seigle, soit un peu plus de six cents hectolitres ; chaque feu y contribue, d’après l’importance des parcelles concédées. La rente des prés est de 4 000 francs, que le maire répartit entre les habitans, suivant le nombre de bestiaux que chacun possède. Et c’est une bien faible redevance, pour ces deux mille hectares, où paissent six ou sept cents bœufs ou vaches et dix mille moutons. Les propriétaires ne font rien payer pour les glands dont se nourrissent plus de deux mille porcs. Le bois est pour ainsi dire donné, car nous laissons emporter de la forêt, pour le prix d’un franc cinquante, autant de bois qu’il en peut tenir dans une charrette attelée de deux bœufs. Somme toute, je ne crois pas que nos maîtres touchent annuellement, pour le loyer d’une terre qui est sans doute la plus grande de la province, plus de 17 à 18 000 francs. Il est vrai qu’ils n’ont aucun impôt à payer, qu’aucune réparation n’est à leur charge, et qu’ils bénéficient des constructions nouvelles.

— Qu’ils louent, comme les anciennes ?

— Non, monsieur, aucune n’est louée. Ils doivent le logement, sur le domaine, aux paysans qu’ils emploient, mais le paysan peut agrandir sa maison.

— Mais enfin, quand une maison brûle ?

— Monsieur, nous servons tous ici le même maître, et ce sont les mêmes familles, depuis longtemps, qui vivent sur le domaine, et nous sommes loin de tout. Aussi, nous nous associons, non seulement pour le paiement des fermages, mais pour bien d’autres choses. Quand un dégât se produit chez le voisin, tous le réparent,