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si longtemps ! Je devrais plutôt — appeler véritable mort cette vie — Plongée dans la fange et privée, de ta grâce[1]. » — Ailleurs, s’accusant d’avoir ravalé son génie à des fins terrestres et basses, il s’écrie : « Que de notes, que de notes profanes — Ne traça pas cette main, quand me prit — La musique en mes meilleures années. Et que me reste-t-il — Pour fruit de si longues heures dépensées en vain[2] ! » A tracer des notes profanes, la main de Marcello devait désormais se refuser. Un léger accident, où il crut voir un avertissement surnaturel, acheva en lui l’opération de la grâce. Le 16 août 1728, comme il se trouvait dans l’église des Saints-Apôtres pour y entendre la messe, une dalle funéraire manqua sous ses pieds, et il disparut jusqu’à mi-corps dans la tombe entr’ouverte. Il en sortit sain et sauf et sans marquer le moindre trouble ; mais le soir, s’étant mis au lit, il ne put s’endormir, et toute la nuit il songea : « Où serais-je maintenant si j’eusse été aujourd’hui, non pas vivant mais mort, enseveli sous cette pierre ? Un jour pourtant cela arrivera. Hélas ! et je ne sais quel jour. » Alors toutes les fautes de sa vie commencèrent de passer et de repasser devant ses yeux. Pour la première fois il en eut vraiment conscience et contrition, et recouvrant soudain la paix intérieure, il s’endormit. S’étant levé dès l’aube : « Voilà, s’écria-t-il, un changement accompli par la main du Très-Haut, Hæc mutatio dexteræ Excelsi ! », et désormais il ne fut plus qu’à Dieu. « J’ai eu l’honneur, écrit un contemporain, de saluer Son Excellence Messer Benedetto Marcello. Il m’a fait toutes les civilités du monde et veut que j’aille dîner chez lui ; mais il est tout différent de ce qu’il était par le passé. Il mène la vie d’un saint ; il m’a donné un livre de poésie sacrée et véritablement sublime, dont il est lui-même l’auteur[3]. »

C’était peut-être le dernier livre auquel ait travaillé Marcello, et qu’il laissa inachevé : le poème de la Rédemption. Divisé en trois parties : l’attente du Messie, sa venue, son ascension, l’ouvrage traitait aussi des lettres, des sciences et des arts dans leurs rapports avec la foi. Par là sans doute il offrait quelque analogie

  1. Otto lustri gia vissi ; ahi ! como scrivo
    Che vissi, e vissi tanto ! anzi degg’io
    Morte vera chiamar quel viver mio
    Nel fango involto, e di tua grazia privo.
  2. Ma quante, quante ancor note profane
    Questa inan non segnò, quando mi prese
    Musica a miglior anni ! E qual rimane
    Frutto d’ore si hughe invano spese !
  3. Lettre de Gio-Antonio Riccieri au P. Martini (24 avril 1733) dans le Carteggio inedito del P. Martini coi più celebri musicisti del suo tempo ; Bologna, Zanichelli, 1888.