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exactement ce qu’est Olivier de Jalin, un viveur, un sceptique, à qui certains sentimens d’honneur tiennent lieu de morale, enfin un être réel. Jalin reparaît sous les noms de M. de Ryons et de Lebon-nard ; mais dans ces incarnations nouvelles il a cessé d’être un homme du monde et d’aucun monde ; il n’est plus qu’un théoricien. Le docteur Rémonin représente la science ; il est la science elle-même déclarant que les mêmes lois qui régissent la nature régissent l’ordre moral. Thouvenin est plus que le vrai : il est le bien. Il symbolise le devoir sous les espèces de la chasteté. — C’est ainsi que M. Dumas a parcouru le chemin en droite ligne et jusqu’au bout, sans hésitations, sans repentirs et sans retours, avec une bonne foi et une logique imperturbables. Il a commencé par l’observation, continué par l’abstraction, fini par le symbolisme. Il a commencé par peindre des individus, continué par imaginer des êtres de raison, fini par peupler son théâtre d’allégories.

Cette évolution de son esprit, M. Dumas en a eu lui-même clairement conscience. Il s’explique à ce sujet dans cette belle préface de l’Etrangère. Il rapproche de son cas des cas analogues. Il cite Corneille, Racine, Shakespeare et Gœthe, Michel-Ange et Beethoven. Ce sont des parrains qu’on peut avouer. Plus près de nous, George Eliot dans ses derniers romans, Flaubert dans la Tentation de Saint Antoine, M. Zola dans la Bête humaine, nous offriraient des exemples d’une transformation pareille. Le développement de l’esprit d’Ibsen est parallèle à celui que nous avons noté chez M. Dumas. Comme lui, il a passé par ces trois phases : tour à tour romantique, réaliste, mystique. C’est assez dire que je n’entends pas reprocher à M. Dumas la marche qu’il a suivie et que je ne lui veux pas mal de mort pour avoir abandonné ses méthodes d’antan. Loin de regretter cette mysticité où il s’est finalement complu, je crois qu’il y était amené, poussé par une force presque nécessaire et par une loi. Ceux qui opposent le Demi-Monde à l’Étrangère et le Fils naturel à la Femme de Claude, c’est qu’ils ne voient pas l’enchaînement des choses et qu’ils en négligent les transitions. J’ai voulu seulement montrer par un exemple actuel et frappant ce curieux passage du réalisme au symbolisme. Je me suis borné d’ailleurs à constater le phénomène et à le décrire par les moyens de la littérature, laissant aux psychologues, dont aussi bien nous ne manquons pas aujourd’hui, le soin de l’expliquer.

Ces reprises ont donc un intérêt, assez spécial à vrai dire et relatif à la personnalité de M. Dumas. Elles en ont un autre plus général : c’est qu’elles nous permettent de saluer au passage un certain nombre de vieilles connaissances qu’on a essayé en ces derniers temps de nous faire prendre pour des nouveautés. Il s’est fondé, voilà quelques années, une école, hélas ! déjà dispersée, qui s’était proposé pour