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en tournant dans le ravin. Le temps s’est embelli. Tout à coup, mon guide lève les bras et s’exclame : « Quel bonheur ! » Je ne comprends pas d’abord. Il me montre quatre hommes montant, deux par deux, et balançant sur leurs épaules une boîte rose. « Un mort, monsieur! » Quelques gens du faubourg bohémien, hommes et femmes, suivent à la débandade. Le petit cercueil approche. L’enfant est à découvert, vêtu d’une robe blanche, son pauvre visage pâle couronné de roses, et, comme c’est un garçon, un voile de tulle rouge le couvre et flotte au vent. Une pitié m’étreint le cœur à la vue de ce cortège d’indifférens, qui passe sans une larme. Elle dure encore, lorsque le guide s’écrie de nouveau : « Encore un, monsieur! Non, c’est trop de chance! » Je le fais taire. Et nous croisons un autre convoi, une autre boîte ouverte, blanche cette fois, où une petite fille est étendue, fleurie aussi et voilée de bleu. Ils montent. J’entends leurs rires derrière nous, et le bruit des cailloux déplacés qui roulent et nous poursuivent. Nous arrivons au bas de la gorge; la campagne s’élargit devant nous. Sur l’autre bord d’un ruisseau, le faubourg de l’Albaycin s’étage aux flancs des collines, quelques maisons de pierre d’abord, puis des trous irrégulièrement percés dans la terre, des séries de cavernes reliées par des sentiers bordés de cactus. C’est le royaume des bohémiens, tondeurs et souvent voleurs de mules, forgerons, étameurs, dont les femmes sont quelquefois belles, toujours sales, habiles à tisser des couvertures, à tresser des paniers et à dire la bonne aventure. Ils vivent là, sans autres lois que leurs coutumes, sous l’autorité d’un capitaine qui répond de leurs délits devant la police de Grenade.

Je n’ai pas fait cent pas dans la rue montante, l’unique rue digne de ce nom de l’Albaycin, que le fils du capitaine, un bel homme de trente ans, aux moustaches noires soignées, habillé en bourgeois, sort d’une maison où il attendait sans doute la venue de quelque étranger, la vraie aubaine du quartier. Malgré les prudentes recommandations des itinéraires en Espagne, il n’y a aucune espèce de danger à se risquer seul dans l’Albaycin. Sa bohème est mendiante, gênante, grouillante, mais très apprivoisée. Les bons offices du capitaine sont seulement nécessaires pour organiser une représentation de danses bohémiennes. Je m’adresse donc à D. Juan Amaya, et je lui fais part de mon désir. Il donne des ordres. Quatre ou cinq estafettes, prises parmi les oisifs qui se chauffaient le long des murs, partent dans différentes directions, et, en attendant que le corps de ballet soit réuni, je visite plusieurs de ces caves, creusées dans la colline, où habitent les sujets du capitaine. Chacune se compose de plusieurs