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Il demanda avec empressement, s’il y en avait encore quelques exemplaires dans le magasin. Il promit une somme pour retirer de la circulation tous ceux qu’on pourrait retrouver. La recherche faite à ce prix fut effectivement si minutieuse, qu’ayant écrit moi-même dans le pays, et voulant me procurer cette production que je n’avais point oubliée, je ne pus jamais en découvrir un exemplaire. J’ai appris, depuis, qu’une seule épreuve, corrigée par Bonaparte lui-même, avait échappé aux perquisitions faites à grands frais, partout où l’on en soupçonnait la trace. Cet exemplaire se trouvait miraculeusement dans les mains de M. Agricole Moureau, qui n’avait jamais voulu s’en dessaisir. M. Panckoucke, faisant, en 1818, une édition complète de ce qu’il a appelé les œuvres de Bonaparte, désira y comprendre la pièce fameuse dont il avait tant entendu signaler l’existence comme une œuvre tout à fait jacobine, conséquemment reniée par les courtisans qui, à la suite de leur empereur, veulent qu’il n’ait jamais été qu’un ange de modération. M. Moureau confia à M. Panckoucke l’exemplaire unique de cette édition princeps. Le libraire l’a compris dans sa collection, et il se trouve aujourd’hui multiplié par la répétition qu’en ont faite les compilateurs. Ainsi il a suffi d’un seul exemplaire laissé aux mains de l’imprimeur du département de Vaucluse, pour conserver ce monument du jacobinisme le plus cynique ; tant il est vrai que la presse ne permet plus la destruction des pièces que la société a intérêt de ne pas laisser périr !

En même temps que Bonaparte faisait d’aussi belles preuves de civisme, son frère Lucien, garde-magasin à Saint-Maximin, dont il avait fait changer le nom en celui de Marathon, jouait la même comédie que son aîné dans cette ville, dont il était la terreur et l’orateur perpétuel à la société populaire.

La conduite qu’il y tint est réellement incomparable, sous le rapport des excès en tout genre, en démagogie comme en impiété. Dans un même discours on l’entendait alternativement vouloir pendre tous les aristocrates, les prêtres, et poursuivre jusqu’à Dieu, qu’il bravait, défiait et reniait sans cesse, ayant littéralement exécuté ce dont les démagogues les plus délirans ont été accusés dans cette terrible époque, je veux parler de la profanation des hosties et d’infâmes turpitudes dont les saints ciboires furent l’objet. Mais nous reparlerons de Lucien, revenons à Bonaparte.

Dès sa première rencontre avec moi, je fus frappé de son activité. Ses prévenances dans son service me disposèrent favorablement pour lui. Les liaisons se forment promptement dans une vie de périls partagés : je m’empressai de satisfaire le jeune Corse surtout ce qu’il réclamait et ce qui l’intéressait personnellement.