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En d’autres termes, il fut celui qui veille quand les autres se reposent, celui qui agit, tandis qu’on délibère et qu’on bavarde. Il fut la pensée de cette héroïque année, — la pensée obstinément fixée sur la ville rebelle que la République avait commandé de réduire, — l’œil toujours ouvert de la Patrie en danger sur la trahison scélérate qu’il fallait châtier.

J’aime à me le représenter, au bord de la mer, fouillant de son regard d’aigle la rade où se balancent les vaisseaux anglais, les vaisseaux maudits qu’il rencontre dès son premier pas, qu’il rencontrera toujours, jusqu’à la fin ! — ou bien encore, le soir, contemplant la lune qui, comme un boulet rouge échappé de ses batteries, monte en parabole dans le ciel, éclairant les profils menacans du fort Mulgrave, du « volcan inaccessible » dont parle Dugommier dans son admirable rapport sur la prise de Toulon[1]. Telle la clarté de l’astre remplit l’espace, telle la gloire de son nom remplira bientôt l’univers. Quels rêves sublimes devaient hanter sa pensée, orageuse et profonde comme le flot qui venait mourir à ses pieds !

Barras a compté les trous qui perçaient son habit ; mais le cœur qui battait sous cet habit troué, comment Barras l’aurait-il deviné et compris ? Défense à ce qui est petit de mesurer ce qui est grand !

Musset-Pathay a mieux vu et son jugement mérite d’être retenu. Bonaparte, dit-il, « fut l’âme du siège de Toulon[2] ». Une âme, oui, c’est bien cela qu’il était déjà, et qu’il fut toujours ; l’âme la plus forte, la plus véritablement et magnifiquement souveraine qui ait jamais été. Et si elle fut telle, c’est que, outre les dons les plus éclatans de l’intelligence, elle avait reçu de Dieu ce qui les féconde, ce qui fait produire au génie même des fruits qu’il ne donnerait pas sans cela : la volonté, l’énergie, la constance, la trempe du caractère en un mot. Il n’est pas mauvais de rappeler que, si cet homme a été si grand, c’est parce qu’il a porté au suprême degré de puissance cette force morale sans laquelle nations ou individus ne sont plus que des apparences de peuples, des simulacres d’hommes, — un je ne sais quoi sans ressort, qui tombe à terre dès qu’on le touche.

Ainsi conçue, l’admiration pour Napoléon n’est pas un fétichisme puéril. C’est un acte de foi en la royauté de l’esprit, en sa haute prééminence sur tout ce qui ne relève pas de lui. J’ose espérer qu’on me fera l’honneur de croire que ces raisons d’ordre philosophique ne sont pas étrangères aux sentimens que j’ai voués à la mémoire de l’Empereur. Si quelqu’un insinuait nonobstant, ainsi qu’il arrivera sans doute, que l’âme d’un « grognard » revit en moi, je répondrai que je suis sensible à l’honneur qu’on me fait, mais que je ne m’en crois pas tout à fait digne.

Certes, je suis reconnaissant à l’Empereur de nous avoir gagné beaucoup de batailles. Peut-être de bons esprits jugeront-ils comme moi que nous n’avons pas le droit, à cette heure de notre histoire, de nous montrer par trop détachés sur ce point. Mais je lui sais gré bien plus encore de nous avoir légué le plus bel exemplaire qui soit de l’instrument moral avec lequel on les gagne. J’estime, en effet, que plus la conception matérialiste prévaudra même dans le noble art de la guerre ; plus la guerre deviendra scientifique, comme on dit ; plus sa préparation sera fondée sur les seuls moyens de la force matérielle ; plus le nombre, qui règne déjà dans la politique, sera considéré, là aussi, comme la raison dernière et le suprême recours : plus aussi

  1. Archives de la Guerre, lettre de Dugommier au président de la Convention, du 6 nivôse an II et rapport accompagnant cette lettre.
  2. Relations des principaux sièges faits ou soutenus en Europe par les armées françaises, depuis 1792 ; Paris, 1806, 1 vol. in-4o de texte et un atlas.