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de notre conflit tonkinois-chinois. On n’a pas oublié l’indignation contre le gouvernement que la chaude parole de M. Clemenceau a soulevée à cette époque. Tout le patriotisme de table d’hôte qui sommeillait chez beaucoup d’entre nous fit subitement explosion. Le gouvernement a été accusé d’avoir humilié la France, de l’avoir presque avilie. Mais aujourd’hui que, dans un si grand nombre d’affaires communes, nous avons dû négocier, soit directement, soit indirectement, mais toujours ouvertement avec l’Allemagne, les accusations de ce genre seraient plus mal venues. Nous ne connaissons au dehors qu’une politique, celle des intérêts. Toute la question est de savoir si nos intérêts ont été compromis par l’attitude que nous venons de prendre.

Il est superflu de donner de longs détails sur des faits qui sont aujourd’hui universellement connus. Le traité de Simonosaki, passé entre le Japon et la Chine, n’a pas été encore communiqué officiellement aux puissances, et le gouvernement anglais a déclaré que, dans ces conditions, il lui était interdit d’en donner lecture à la Chambre des communes ; mais tout le monde en sait suffisamment pour avoir arrêté ses idées sur la question. La Russie, en particulier, s’est dès le premier moment rendu compte des conséquences que la ratification du traité aurait pour elle. Elles sont extrêmement graves. L’indépendance de la Corée est, pour la Russie et pour son développement ultérieur dans l’Asie septentrionale, une question absolument vitale. Aussi longtemps que la Corée est restée sous la souveraineté plus ou moins effective de la Chine, la Russie n’a eu qu’à laisser se prolonger un statu quo qui lui convenait. La Chine, endormie, embaumée dans ses traditions séculaires, était un merveilleux calmant qui tenait assoupies les diverses questions de l’Asie orientale avec la toute-puissance de l’opium. Comme aucune des grandes puissances européennes n’était prête à les résoudre, ni désireuse de les aborder prématurément, et que l’intérêt de la plupart d’entre elles était de laisser le temps agir doucement, lentement, le plus doucement et le plus lentement possible, rien ne faisait prévoir que, par un de ces brusques à-coups dont l’histoire présente pourtant de nombreux exemples, le vieux monde asiatique serait secoué de sa torpeur, et l’Europe mise en demeure de veiller immédiatement à la sécurité de ses intérêts non seulement d’aujourd’hui, mais de demain. Il a fallu, pour presque toutes les puissances, hors une, improviser ses idées, et l’on pense inévitablement aux aveux de M. Rouher lorsque, parlant de ses angoisses patriotiques après Sadowa, il disait que le gouvernement impérial avait dû prendre des résolutions qui devaient enchaîner l’avenir pour des siècles, et qu’il n’avait eu que des minutes pour réfléchir. On sait d’ailleurs que la résolution du gouvernement de Napoléon III, à cette époque, a consisté à n’en arrêter aucune et à laisser les événemens suivre logiquement leur cours, ce qui lui a mal réussi. Pour en revenir au moment actuel, une