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en proie à la fièvre des affaires et avant tout soucieux du nouvel outillage et des facteurs matériels de la production, croyaient faire assez pour l’ouvrier en lui fournissant du travail. L’industrie, encore à ses débuts, tout entière à son œuvre de transformation de la matière, ne pouvait se sentir charge d’âmes. Les ouvriers eux-mêmes, délaissant la terre et les champs pour s’entasser dans les noires usines, ne réclamaient de leurs patrons que de l’ouvrage, satisfaits des salaires relativement élevés que leur payaient les grandes manufactures. Pour toucher quelques francs de plus par semaine, ils s’estimaient heureux de pousser vers les ateliers leurs femmes et leurs enfans. Entre les patrons, souvent éloignés, et ces armées nouvelles d’ouvriers, entre le capital et le travail procédant l’un et l’autre par grandes masses, il semblait, en bonne conscience, que tout fût réglé par le contrat de louage, sans que le patron eût à s’inquiéter d’autre chose que de la durée du travail et du taux du salaire.

La richesse mobilière, je crois l’avoir déjà noté[1], semblait, à cet égard, décidément inférieure à la richesse territoriale, et l’industrie à la propriété. Tandis que, presque partout, le propriétaire foncier, noble ou bourgeois, témoignait à ses fermiers, à ses métayers, à ses paysans, à ses voisins même, une bienveillance traditionnelle, entretenant avec eux des rapports personnels, d’homme à homme, de famille à famille, les soutenant au besoin de son appui moral et matériel, les chefs d’industrie se désintéressaient trop souvent du sort des ouvriers, des salariés employés par leurs manufactures. Si, dans les petits ateliers, la coutume, la fréquence des rapports directs nouaient encore, d’habitude, entre le patron et ses ouvriers, des liens de patronage, il en était autrement dans les grandes usines, où les bras se comptaient par centaines et par milliers, où le personnel ouvrier était souvent instable, grossissant ou diminuant selon la marche des affaires et le chiffre des commandes. Un des maux de la grande industrie, le principal vice peut-être du nouveau régime manufacturier, tel qu’il apparaît d’abord au XIXe siècle, c’est la séparation des deux facteurs humains de la production, l’isolement du capital et du travail, du patron et de l’ouvrier.

Cet isolement, dont toute la classe ouvrière allait pâtir, semblait devoir atteindre son maximum et produire ses pires effets avec les sociétés anonymes, alors que le patron, devenu en quelque sorte impersonnel, perdait tout contact avec l’ouvrier. Entre les deux, semblait-il, plus de rapports humains.

  1. Voyez la Revue du 15 avril 1894.