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d’évolution organique, et de l’appliquer à tout le contenu de l’expérience, depuis la formation du système solaire jusqu’à la genèse des lois de l’esprit ? Mais une telle doctrine, comme on l’a souvent objecté à M. Spencer, en dit trop ou trop peu. Trop, si elle doit se fonder sur la science, car elle fait une part démesurée à l’hypothèse. Trop peu, si elle doit tenir la place des anciennes métaphysiques : car M. Spencer passe sous silence ou résout par prétérition des problèmes tels que ceux de l’apparition de la vie et de la pensée dans l’univers ; bien mieux, celui de l’origine de la matière même. Sur ce point, sa doctrine de l’inconnaissable est un aveu. Ou bien cet inconnaissable qu’il appelle aussi la force, ne serait-il, sous un autre nom, que « l’infini » des premiers philosophes grecs, la « volonté » de Schopenhauer, l’« idée » de Hegel, le support enfin des phénomènes que les anciens métaphysiciens appelaient la substance ?

Sans entrer ici dans cette discussion, il parait certain que l’évolutionnisme de M. Spencer, trop aventureux, n’est pas encore la philosophie fondée sur l’expérience que notre siècle réclame. La part de l’hypothèse y est si considérable, que les savans n’ont pas de raison pour regarder ce système comme plus vraisemblable qu’un autre. Une fois dissipé le mirage que ce mot d’« évolution » peut produire à leurs yeux, ils aperçoivent sans peine à quelle distance M. Spencer se tient du point de vue de la science. Son système n’en a pas moins joui d’une faveur marquée, et ce succès même est un signe des temps. Car l’idée d’une évolution de la série des êtres vivans, et même de la nature tout entière, cette idée n’est pas nouvelle. Elle se trouve déjà, admirablement exposée, chez Aristote, chez Leibniz, chez Hegel. Mais le plan de l’univers restait pour eux quelque chose de logique et d’idéal. Ils n’imaginaient pas de le dérouler, pour ainsi dire, dans le temps, parce que cela, selon eux, n’en eût aucunement avancé l’explication. C’est pourtant tout ce qu’a fait la philosophie évolutionniste, et cela a suffi pour lui attirer beaucoup d’admirateurs et d’adeptes. Rien ne montre mieux combien la prédominance de la science biologique éloigne l’esprit du point de vue de la métaphysique. Elle lui ôte le désir et même la pensée de dépasser la « nature ». Elle lui fait trouver des solutions là où la métaphysique ne voyait encore que des problèmes.

L’influence de l’histoire s’exerce dans le même sens. Comme le biologiste, l’historien vit dans un commerce constant et dans une lutte perpétuelle avec les « faits ». Il en sort peut-être plus facilement vainqueur : mais il sait aussi, s’il est modeste, que sa victoire reste imparfaite, et que ses successeurs auront peut-