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et orateur padouan, Sperone Speroni, aussi connu par son humeur superbe et morose que par ses écrits ; dans Batto, le poète Batista Guarini, tour à tour ami ou rival du Tasse ; dans Elpino, le savant Pigna, historien ferrarais et secrétaire très puissant de son duc. L’Aminta obtint à la fois un succès d’admiration et de vive curiosité. Cette pièce avait mis si fort en vogue les pastorales qu’on ne voulait plus lire ni écrire autre chose. M. Carducci nous apprend qu’en 1615 on en avait composé quatre-vingts, et à la fin du siècle plus de deux cents[1]. Mais, hormis le Pastor fido, ces bergeries, aussi absurdes pour la plupart qu’insipides, démontraient une fois de plus que les imitateurs sont un sot bétail.

C’est surtout en composant la Jérusalem délivrée qu’il montra tout ce qu’il y avait d’originalité et de souplesse dans son génie de poète. C’en était fait de la chanson de geste, renouvelée et transformée par l’Arioste ; elle était morte avec lui : qui pouvait penser à jouter contre cet incomparable conteur ?

Il fallait chercher des voies nouvelles et, s’il était possible, s’inspirant de Virgile et d’Homère, observant comme eux la règle de l’unité d’action, ressusciter ce qu’on appelait l’épopée historique. Le Trissin s’y était essayé sans succès : non seulement le talent lui manquait, le sujet choisi par lui n’avait rien dit au cœur et à l’imagination de ses contemporains : que leur importaient Bélisaire et les Goths ? Le Tasse fut plus avisé. Les Turcs, qui étendaient de plus en plus leurs conquêtes et menaçaient l’Occident, s’étaient chargés de remettre les croisades à la mode. On s’occupait beaucoup d’eux et des dangereux progrès du Croissant. En 1543, ils avaient inquiété les ports italiens, croisé dans les eaux de Capri, jeté l’épouvante dans toutes les populations du golfe de Naples. Quatorze ans plus tard, ils avaient opéré un débarquement, surpris Sorrente, emmené un grand nombre de prisonniers. Peu s’en était fallu que Cornelia, sœur du Tasse, ne tombât dans leurs mains et ne finît ses jours dans un harem ; elle s’était enfuie à grand’peine avec son mari ; leur maison avait été pillée, mais la vie et l’honneur étaient saufs. En 1571 la mémorable victoire remportée par la Ligue sainte dans le golfe de Lépante, sous le commandement de don Juan d’Autriche, arrêtait pour toujours la conquête ottomane. « C’etait, disait le Tasse, la plus glorieuse bataille navale qui eût été livrée depuis la journée d’Actium, » et il n’avait pas été le dernier à s’en féliciter. Il devait s’en réjouir aussi pour son poème, déjà fort avancé. En évoquant le souvenir de Godefroy de Bouillon et des héros de la première croisade, il était sûr d’intéresser les admirateurs de don Juan

  1. Teatro di Torquato Tasso, edizione critica a cura di Angelo Solerti con due saggi di Giosuè Carducci ; Bologna, 1895.