Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/432

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

résulte que la génération qui connut le Tasse dans sa jeunesse fut unanime à penser qu’après quelques années de séjour à la cour de Ferrare, sa tête se dérangea, qu’il commit quelques extravagances, qu’il eut des accès de fureur et de délire, que comme il refusait de se laisser traiter, le duc le fit enfermer à l’hôpital Sainte-Anne, où il reçut tous les soins que demandait son état. Cette captivité de sept ans fît beaucoup de bruit, non seulement en Italie, mais au nord des Alpes, en France, en Angleterre. La reine Elisabeth s’informait si l’illustre prisonnier composait encore et lui faisait demander des vers, disant « que, comme elle avait envie à Achille le bonheur d’avoir été chanté par Homère, elle enviait au duc Alphonse II le poète qui l’avait immortalisé. »

Un fou ne sait jamais qu’il l’est, ou du moins il ne le sait que de loin en loin, dans ses bons momens; le Tasse, désespéré et refusant de se croire malade, s’était persuadé et travaillait à persuader aux autres que son patron le tenait sous les verrous non pour le guérir, mais pour lui faire sentir qu’il avait encouru sa disgrâce, et cherchant partout des avocats qui plaidassent sa cause auprès de ce maître injustement irrité et obtinssent son élargissement, il remuait le ciel et la terre, adressait des suppliques, des placets à tous les princes, à toutes les princesses d’Italie, aux municipes, aux prélats, au pape lui-même.

Le cardinal Domenico Albano lui écrivait de Rome, le 29 novembre 1578 : « Le moyen le plus efficace que vous puissiez employer pour obtenir votre grâce, recouvrer l’honneur et nous consoler, moi et vos amis, est de confesser l’erreur que vous avez commise en vous défiant indifféremment de tout le monde, ce qui fait de vous un objet de risée autant que de pitié... Je vous assure sur mon honneur que personne ne songe à vous offenser, que tous vous aiment à l’excès et, en considération de votre singulier mérite, vous souhaitent une longue et heureuse existence. Il ne tient qu’à vous de reconnaître que vos craintes et vos soupçons ne sont que de vaines imaginations. Tranquillisez votre esprit, occupez-vous de vos travaux littéraires, et comme il est urgent de couper le mal dans sa racine et de vous délivrer complètement de votre humeur peccante, et que cela ne peut se faire sans médicamens, décidez-vous à vous laisser purger par les médecins, conseiller par vos amis et gouverner par vos patrons. »

Une humeur peccante qui refuse de se laisser purger, quelle explication prosaïque et triviale des malheurs d’un grand poète ! On se persuada qu’il y avait là un mystère à éclaircir, une énigme à déchiffrer. Un cavalier, Florentin d’origine, mais vivant à la cour de France, Bartolomeo del Bene, imagina le premier que