Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/437

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le Tasse eut toujours le culte, l’adoration de la femme; il lui a toujours parlé chapeau bas, le genou en terre. On l’avait mise au pilori, il la met sur un trône. Si perverse, si trompeuse que soit son Armide, il nous oblige à l’admirer, il nous contraint de la plaindre.

Aucun poète n’a mieux chanté l’amour idéal, tragique et souverain qui fait le destin de toute une vie ; mais ce dévot n’était pas pratiquant. Les poètes de sa sorte sont ainsi faits que les passions qu’ils peignent le mieux sont celles qu’ils ressentent le moins, et qu’ils voudraient pouvoir ressentir. Ce rêve les tourmente; ils s’en délivrent en le mettant en vers. Le siècle de la Renaissance fut à la fois un âge de raison mûre et d’ardente folie, où l’idéalisme cérébral se conciliait facilement avec le sensualisme du cœur. Le Tasse est convenu lui-même que sa jeunesse se passa tout entière dans les servitudes amoureuses; mais il a dit aussi que, « prompt à s’enflammer, excessif dans ses désirs, il était le plus changeant, le plus divers, le plus versatile des hommes. » Parmi les très nombreuses femmes pour lesquelles il eut un caprice, Lucrezia Bendidio fut peut-être celle qu’il aima le plus, et peut-être crut-il un moment qu’elle lui avait pris le cœur à jamais. Cependant, la voyant courtisée, recherchée par le Pigna, ce secrétaire d’État qui avait l’oreille d’Alphonse II, il jugea qu’il était de bonne politique de la lui laisser, de se désister de toutes ses prétentions. Ce fut dans toute sa vie sa seule habileté, et rien ne prouve qu’un si grand sacrifice lui ait coûté beaucoup de larmes.

« Je tentai fortune auprès de mainte femme, dit-il encore. La plupart me furent indulgentes, rarement je fus éconduit. Mais jamais je ne sus me fixer, et mes ardeurs qui ne me consumaient point furent les plaisirs d’un inconstant. » Dans l’Aminta, Daphné reproche à ce berger Tircis, qui n’est autre que Torquato Tasso, d’avoir le cœur paresseux, endormi :

— « A vingt-neuf ans tu ne sais plus aimer. — Il ne renonce pas aux plaisirs de Vénus, réplique Tircis, l’homme qui fuit l’amour; mais il en savoure les douceurs et les délices en les purifiant de tout mélange, et sans boire cette amertume qui s’y mêle souvent. » Cela signifie que Torquato est un voluptueux, qu’il aime mieux jouir qu’aimer, qu’il préfère les entreprises aisées aux ambitieuses poursuites et une suivante, bruna ancella, d’humeur facile à une grande dame de difficile approche :


Che non disdegno signoria d’ancella.


Il a confessé plus d’une fois qu’il était fort sensuel, qu’il aimait la bonne chère, les festins, le gibier faisandé, les fruits succulens,