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II

Durant mon long séjour eu Égypte, j’ai été plusieurs fois, et pour des périodes prolongées, chargé de la gestion du consulat général. Grâce aux fonctions intérimaires qui m’étaient ainsi confiées, j’ai souvent approché Mehemet-Ali. Il était d’un accès facile et on pouvait arriver jusqu’à lui sans être tenu de se faire annoncer. Il avait au surplus conservé l’habitude, contractée à l’origine de son pouvoir, d’être son propre ministre et de débattre personnellement les choses essentielles avec les représentans des puissances étrangères. J’ai eu, plus d’une fois, des questions délicates à traiter avec lui, et j’ai dû, en certaines occasions, lui faire des communications qui ne ménageaient pas toujours son amour-propre. Je l’ai constamment trouvé courtois et bienveillant. C’était cependant un spectacle étrange que celui de ce vieillard, qui avait ébranlé le trône du sultan, conférant avec un agent dont la jeunesse contrastait singulièrement avec la maturité du pacha. Il me l’a souvent fait remarquer, et quand il ne trouvait pas un meilleur argument : « Voyez, me disait-il, la blancheur de ma barbe et jugez de mon expérience. » Sa bonne grâce ne s’est jamais démentie ; s’il me tenait pour un débutant, n’ayant aucun acquis et devant tout apprendre, il n’oubliait jamais que j’étais l’organe de la France. Il me témoignait, en toute circonstance, la considération due à ma qualité, et il y mettait un soin particulier en présence d’étrangers ou des fonctionnaires de sa maison. Il tenait grand compte également de mes réclamations quand je les étayais de bonnes raisons. Je pourrais dire de lui qu’il a été mon premier éducateur professionnel. J’ai eu, plus d’une fois, l’occasion de mettre à profit ces dispositions pour les intérêts dont j’avais la garde.

La lutte qu’il avait soutenue contre les puissances en 1840 ; l’extrême péril où il s’était trouvé de perdre l’Égypte après avoir perdu la Syrie ; les sympathies que la France lui avait témoignées en cette redoutable occurrence, les risques qu’elle avait courus pour le défendre contre l’Europe réunie avaient laissé, dans son esprit, une profonde et vivace impression : convaincu que nous avions efficacement contribué à le sauver d’une entière ruine, il nous en gardait une sincère reconnaissance. Je ne me souviens pas d’avoir vainement fait appel à ce sentiment toutes les fois que j’ai jugé indispensable de l’invoquer. Je me rappelle notamment une circonstance qui montre combien il était aisé de faire vibrer